Je rentrais chez moi après une journée interminable et un dîner d’un ennui mortel en marchant comme un petit vieux qui sort son chien.
Ils sont arrivés du trottoir d’en face et ont traversé la rue, quatre gaillards plus frais que des taurillons, avec des épaules deux fois plus larges que les miennes et vingt ans de vigueur.
Ils ne se sont rien dit, même pas regardés, ils ont foncé sur moi et j’ai pris aussitôt une châtaigne sur l’oreille gauche.
Ça faisait très mal et ça sifflait. Puis ils m’ont poussé contre une voiture, deux me tenaient les bras, un troisième m’a mis un couteau sous la gorge pendant que le quatrième me faisait les poches.
Puis deux ou trois beignes et quelques coups de pied histoire que je n’aie pas trop l’idée de me défendre et ils ont filé en me laissant m’effondrer sur le pavé.
J’ai juste vu huit jambes détaler en courant et je me suis évanoui.
Je crois que c’est l’odeur qui m’a réveillé. Là, à deux centimètres de mon nez, il y avait un énorme rat mort qui me regardait en se demandant sans doute ce que je faisais par terre à côté de lui.
- Qu’est-ce que tu fais là ? a dit le rat mort.
- Je sais pas, je me suis fait agresser.
- Tu peux te dire que tu as du bol, t’as failli me tomber dessus. Qu’est-ce que tu préfères, te faire casser la gueule ou t’étaler la face sur un rat mort ?
- Bah, en fait, je sais pas trop parce que se faire tabasser, ça fait mal quand même.
- Soit, mais tu admettras que s’écraser le visage sur un rat crevé en décomposition, c’est pas très bon pour l’ego, et les blessures narcissiques sont souvent plus profondes que les blessures physiques.
- C’est pas faux.
- Je crois que tu as tout de même eu de la chance. Bon, sur ce, je ne voudrais pas te donner de conseils, mais tu ferais vieux de rentrer chez toi. Je t’embrasse pas, mais le coeur y est.
- C’est gentil.
Deux centimètres, ça fait tout juste la largeur d’un doigt.
Pas de doute, ce soir-là, la chance me souriait.
David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Éd. de l’Olivier