France-All Blacks
Il avait pas grand-chose pour lui, un type ordinaire croisé une fois ou deux et qui exprimait très clairement ses intentions. Envisager de passer une nuit avec lui ne m’enthousiasmait pas plus que ça parce qu’un amant, justement, est fait pour oublier l’ordinaire. Mais je suis joueuse, je peux pas m’empêcher de faire des paris ou de me lancer des défis. Alors je lui ai dit : « D’accord, mais que si la France gagne. »
Je sais, sur ce coup-là j’étais assez petite joueuse, parce que gagner contre les Ail Blacks est assez improbable. J’étais à la terrasse d’un café avec une copine et on parlait de choses dont on parle dans les cafés. J’entendais vaguement la retransmission à la télé que des gars debout accoudés au comptoir regardaient en se passant les mains dans les cheveux et en hurlant des « putain » et des « mais c’est pas possible ». La première mi-temps est passée comme un train de lointaine banlieue, avec rien de particulier à voir et des essais prévisibles et réguliers.
Quand nos hommes sont rentrés tout crottés aux vestiaires, les Néo-Zélandais menaient 17 à 7. J’y connaissais rien en ballon ovale mais dix points d’avance ça présageait que j’allais rentrer sagement et me faire des sushis devant une série. J’ai reçu le premier SMS cinq minutes après le début de la seconde période et trente secondes après les hurlements dans mon dos. 17-12 ; —) !
Mais les Maoris n’ont pas tardé à marquer trois points de plus pour bien signifier qui menait la danse. J’ai envoyé : Ha, ha ! je sens que ça va pas être pour ce soir mon biquet. Au point que j’ai lâché un peu l’affaire pour m’intéresser à ce que me racontait ma copine. Puis un nouveau SMS : 20-15. Derrière nous, face à la télé, ça commençait à vraiment chauffer, des gens s’arrêtaient sur le trottoir pour regarder l’écran avec des sourires.
Au SMS de 20-18, il a ajouté : Attention à ce que ça ne se finisse pas par un plaquage sur un lit ! J’ai pas pu m’empêcher de renvoyer : Tu me fais pas peur, j’en ai couché des plus balèzes que toi ! Il a répondu : Méfie-toi de l’équipe de France. Quand les All Blacks sont passés à 23-18, j’ai recommandé un verre de blanc pour fêter ça. J’ai juste envoyé : Hi hi, je me marre…
Mais je me suis pas marrée bien longtemps.
Dans notre dos, avec ma copine, on a entendu des hurlements comme si on nous annonçait la fin de l’hiver, du cancer et des tournées gratis pendant dix ans ! 23-23 !! Mais le Français a raté sa transformation et à nouveau des hurlements comme si on nous annonçait que si, l’hiver et le cancer allaient continuer. À trois minutes de la fin du match. Mon téléphone a fait bip et j’ai lu : Chez toi ou chez moi ?
- On avait dit, QUE si la France gagne !
- Oui, mais un match nul contre les Blacks est considéré comme une victoire.
- Pas pour moi coco…
- Je vois que tu es âpre en affaires !
- Je respecte les règles du jeu.
- Bon, une autre fois peut-être.
- Voilà, on se rappelle au match ret…
Je n’ai pas eu le temps de finir mon texto, dans le café une guerre nucléaire de joie venait d’éclater, je me suis retournée et j’ai vu le 23 de la France passer à 26. Il restait vingt-huit secondes à jouer. Le stade était hystérique, les joueurs français couraient partout comme s’ils cherchaient des œufs de Pâques et les costauds d’en face sont juste restés les poings sur les hanches, certains regardaient le ciel, d’autres le bout de leurs chaussures, mais ils n’ont rien tenté, même pour la beauté du geste. C’était plié. Pour la remise en jeu l’un d’entre eux a donné un coup de pied mollasson dans le ballon… Cinq, quatre, trois, deux, un…
Bip. Je repose ma question, chez toi ou chez moi ?
J’ai envoyé mon adresse, mon code et l’heure à laquelle je l’attendais. J’avais à peine le temps de rentrer pour faire un brin de ménage et me pomponner.
Ça a été bien. Pas forcément l’évanouissement parce qu’il manquait les sentiments, mais ça a été bien.
Après il m’a demandé s’il pouvait prendre une photo de moi toute nue sur le lit.
- Tu plaisantes ? Ça va pas non !
- Juste ton corps, on verra pas ton visage.
- Tu les collectionnes ?
- C’est pas pour ça, tu verras, je te promets qu’après je la détruis devant toi.
- Soit.
Il ne savait pas faire que l’amour parce que je me suis trouvée très belle. L’angle, le cadrage, la lumière, tout était parfait pour me mettre en valeur, j’en ai presque regretté que ma tête soit coupée.
Ensuite, il m’a demandé s’il pouvait l’envoyer à l’équipe de France via leur site. J’ai trouvé ça drôle alors, j’ai dit oui.
Avec la photo, il a ajouté : Merci les gars !
David Thomas. Recueil « par tous les autres ». Éd. de l’Olivier