Laurence Fontaine, Historienne, directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteure de « Vivre Pauvre », restitue les parcours des indigents au XVIIIᵉ siècle et décortique les raisons et les manifestations de la pauvreté endémique. Il y apparaît que bien des aspects de l’époque, comme l’économie parallèle, les inégalités, le microcrédit ou la désocialisation, restent d’actualité quatre siècles plus tard.
[…] Longtemps, la royauté ne s’est occupée que du régalien, c’est-à-dire de la sécurité et de l’administration ; les affaires sociales sont alors dévolues à l’Église, qui comptabilise les gens de la naissance à la mort et traite de la pauvreté. […]
Évidemment, ces dispositifs ne résorbent rien, la société étant une fabrique de mendiants. Le sujet est en train de devenir une question sociale – à tel point qu’en 1789 Jean-François Lambert, futur membre du Comité de mendicité pendant la Révolution, blâmera la concentration de la propriété et la cupidité dans tous les ordres qui ont transformé la France en une « grande manufacture de pauvres », qui ne sera bientôt plus qu’un « grand hôpital »…
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Au XVIIIᵉ, comment définit-on la pauvreté ?
Elle peut être structurelle, en raison de l’impossibilité absolue de travailler (à la suite, par exemple, d’accidents du travail), ou conjoncturelle, en raison des crises frumentaires (du blé) ou du chômage. En 1788, Condorcet, philosophe et homme politique, définira le pauvre comme « celui qui ne possède ni biens ni mobilier [et qui] est destiné à tomber dans la misère au moindre accident ».
La manière dont certains la classifient traduit la façon dont ils entendent la traiter : les « pauvres domiciliés », par exemple, qui n’ont pas de travail l’hiver et doivent mendier pour nourrir leur famille, sont considérés autrement que les vagabonds ; ils portent d’ailleurs parfois sur eux un papier du curé du village pour échapper à l’arrestation.
“[Augmenter les salaires], c’est fournir à l’ouvrier le moyen de se livrer à la débauche et de ralentir son travail.” Un directeur de chambre de commerce, en 1754
Mais les frontières entre les catégories – pauvres domiciles, mendiants, vagabonds… – sont poreuses. Les chaudronniers auvergnats, les peigneurs de chanvre du Dauphiné, les cardeurs de laine, les scieurs de long qui se déplacent, voire les maîtres d’école, les soldats, les maçons ou colporteurs, exercent des métiers très exposés aux conjonctures et peuvent passer d’une catégorie à une autre.
Vous soulignez aussi l’importance de l’économie parallèle…
La pauvreté est consubstantielle au travail. […] En 1754, le directeur de la chambre de commerce de Lyon affirme qu’augmenter les salaires, « c’est rendre l’ouvrier plus indépendant qu’il ne l’est déjà, le mettre à même de se faire surpayer la façon, lui fournir par là le moyen de se livrer à la débauche et de ralentir son travail ». Il faut donc discipliner le peuple, lui imposer le travail, juste pour qu’il puisse se nourrir.
Pour beaucoup, l’économie informelle s’avère indispensable et les plus démunis déploient une énergie stupéfiante : l’artisanat à domicile, comme la vente ou revente de petits produits, sont pratiqués par tous ceux qui sont rejetés des cadres légaux du travail et n’ont pas de gagne-pain assuré. […]
Que change la Révolution française ?
Un Comité de mendicité est créé par l’Assemblée constituante en 1790. Il va essayer de mettre en application les idées d’un groupe d’hommes particulièrement éclairés, vis-à-vis des femmes notamment : ils expliquent qu’elles n’ont pas la possibilité de gagner leur vie autrement qu’en étant servantes, voire en se prostituant ; et qu’elles sont donc plus misérables que libertines.
Il faut savoir que le renouvellement du personnel dans la domesticité – plus de quarante mille employés à Paris au milieu du XVIIIᵉ – est alors très important. Ce métier, d’une extrême fragilité, accroît la précarité des femmes. Renvoyées si elles tombent enceintes (notamment du fait de leur patron), elles sont en effet parfois condamnées à se prostituer. Sous la Révolution, certains penseurs vont développer des projets visant à leur offrir de véritables métiers. Ils les jugent aptes à « tous les travaux modérés » qui demandent de la délicatesse et de la finesse.
En règle générale, à la suite de Condorcet, qui plaide pour une réforme du système éducatif, le Comité de mendicité insiste sur la nécessité d’une « éducation nationale » pour former des citoyens.
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La pauvreté d’aujourd’hui fait-elle écho à celle du XVIIIᵉ siècle ?
De nombreux mémoires sur le sujet rédigés au XVIIIᵉ siècle insistent sur la notion de bonheur. De nos jours, si l’on analysait le bonheur, on s’abstiendrait de demander aux personnes de remplir vingt formulaires à plusieurs guichets pour la moindre démarche… Il serait aussi légitime de permettre aux ouvriers d’assister aux assemblées d’usine, afin qu’ils existent en temps qu’individus et pas seulement comme force de travail.
S’il en était question des questionnements sur la dignité, sur l’estime de soi, elles semblent depuis s’être dissous. Une forme de mépris d’Ancien Régime persiste. On assiste à l’explosion des travailleurs pauvres et des emplois précaires. On parle aux États-Unis de two-jobs economy : deux emplois pour s’en sortir.
Les questions posées au XVIIIᵉ siècle ne sont pas obsolètes. […]
Propos recueillis par Gilles Heuré. Télérama. Source (Extraits)
Laurence Fontaine en trois livres
1993 Histoire du colportage en Europe, éd. Albin Michel.
2008 L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, éd. Gallimard, coll. NRF Essais.
2014 Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, éd. Gallimard, coll. NRF Essais. Vivre pauvre. Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières, de Laurence Fontaine, éd. Gallimard, coll. NRF Essais, 512 p., 24 €.