Vincent Ravalec a 60 ans, l’âge de la retraite d’avant.
Cette avancée sociale aura duré peu de temps sur terre, et dans peu d’endroits. C’est un droit qui ne touche guère les gens comme lui (ou comme moi) : ceux qui écrivent. Ils préfèrent ne pas en bénéficier. À quelques exceptions près, ils veulent écrire jusqu’à la mort, et même au-delà, alors même que pas mal d’entre eux (dont moi peut-être) seraient peut-être mieux inspirés de la prendre, cette retraite, avant même d’avoir publié.
Dans une société idéale, la vie commencerait par la retraite, vers 18 ou 20 ans, de manière à profiter en silence du monde, des autres et de soi-même, tant qu’on a suffisamment d’appétit, d’énergie et de curiosité pour ça. On voyagerait, on apprendrait, on se cultiverait, on développerait ses petits talents enfouis, lesquels sortiraient toutes cornes dehors avant et non après la pluie.
Tout cela pourrait éviter de tourner trop vite à Croûton aigre, à Prêchi-prêcheur ou à Dame Certitude. Ensuite, l’âge venu, on entrerait dans la carrière, au ralenti et avec circonspection, l’esprit et le cœur solides et bien nourris. La société serait accueillante aux jeunes, reconnaissante aux vieux. La mort arriverait comme une feuille de salade sur une descente de lit.
La mort arriverait comme une feuille de salade sur une descente de lit
Pour amuser avec son propre cas, Ravalec publie Mémoires intimes d’un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile (éd. Fayard). Entre scandales des Ehpad, conflits des générations et manifs contre la réforme, le roman sort à point et il a un mérite aussi rare que modeste : il ne prend pas au sérieux les choses sérieuses.
« Vieux, écrit-il, c’était craignos. On n’avait plus « la vie devant soi ». C’était même l’inverse. Je détestais les vieux. Et j’allais en devenir un. C’était déconcertant ».
J’en sais quelque chose, je n’ai qu’un an de moins que lui.
Il décrit le processus à la quatrième page : « J’avais d’abord réalisé que j’allais vieillir. Puisque j’étais en train de vieillir. Puis, comme cela perdurait, que selon toute probabilité, j’allais devenir vieux pour de bon, j’avais fini par dire qu’il allait être nécessaire de me faire à cette idée. »
C’est peut-être pour ça que, contrairement aux écrivains, et si je mets de côté le problème des conditions de travail, tant de Français veulent faire retraite le plus tôt possible : pour devancer l’appel et se faire à l’idée qu’ils sont déjà vieux et qu’il est trop tard.
Ravalec, ça ne doit pas dire grand-chose aux plus jeunes, la jeunesse n’a même pas à oublier ce qu’elle n’a jamais su, mais, en 1994, c’était un jeune auteur qui eut son succès avec Cantique de la racaille. Ce qui ne le rajeunit pas plus que moi qui, à l’époque, j’ai lu ce roman. Je ne sais pas pourquoi il est toujours dans ma bibliothèque.
Vingt-neuf ans après, je l’ouvre de nouveau, et rien que les premières lignes risqueraient aujourd’hui de hérisser les réseaux vertueux : « C’était un canon et elle avait seize ans, je l’avais prise en stop à la sortie de Veules-les-Roses, on avait continué ensemble et maintenant, quinze jours plus tard, dans une chambre du Grand Hôtel à Cabourg, je lui annonçais que j’avais des tracas. »
Ça commençait par un détournement de mineure et ça finissait à Fleury-Mérogis.
Les temps ont changé, Ravalec en a conscience, il fait des cabrioles avec ça. Son double déploie et laisse tomber tout un tas de stratégies foireuses d’écrivain dépassé, de sportif à tendinite, de vieux mâle blanc, pour ne pas vieillir. C’est raté, mais c’est réussi.
Philippe Lançon. Charlie Hebdo. 25/01/2023