Déversoir

On se connaît depuis le lycée.

Le jour où je l’ai vu entrer dans la classe, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose entre ce garçon et moi. Il ne nous fallut pas plus de dix jours pour devenir les meilleurs amis du monde et le rester pendant trente-cinq ans. Nous avons été les témoins, l’un pour l’autre, des grandes étapes de nos vies autant que de ces insignifiances qui les rendent singulières.

Une vie chanceuse et facile pour moi, injuste et cruelle pour lui.

Il y a dix ans, il a perdu son unique enfant. Que sa femme et lui avaient mis des années à avoir. Sa douleur fut telle que j’ai cru, pendant quelques mois, qu’il allait basculer dans la folie. Mais la lumière est peu à peu revenue dans cette cave au fond de laquelle il semblait condamné. Il n’a jamais repris de vie normale mais est parvenu à simplement continuer à vivre. Puis ce fut l’accident de voiture, il y a trois ans.

À la douleur psychologique s’est ajoutée la douleur physique. Son dos, en raison d’un déplacement de vertèbres et de nombreuses opérations, lui cause de permanentes névralgies. Pendant presque trente ans, nous nous sommes téléphoné deux ou trois fois par semaine.

Evidemment, ces deux événements l’ont éloigné de l’homme qu’il avait été avant les drames. Et, immergé dans mon déni, je ne voulais pas voir qu’il s’était quitté et que je l’avais perdu.

Depuis quelque temps, je me suis vu espacer ces appels. Avant, nous conversions au téléphone, mais maintenant c’est autre chose. C’est surtout lui qui parle, tâchant de nommer avec une précision toujours plus nuancée ce qui le hante, le torture, l’enferme dans la position de celui qui souffre.

J’ai toujours prêté mon oreille et mon attention pour l’aider à se délester de sa souffrance. J’ai été celui qui essayait de trouver les mots apaisants, ceux qui permettent de tenir encore un peu jusqu’au prochain effondrement.

 Sa femme et sa famille m’en ont été reconnaissantes. C’est très gratifiant d’avoir ce rôle, mais ce rôle a peu à peu glissé de l’ami avec qui on partage tout, les joies autant que les peines, au confident sur lequel on se déverse comme un estomac touché d’un mal chronique se débarrasse après chaque repas de ce qui le trouble.

Ce rôle, évidemment, conforte mon image d’ami solide sur lequel on peut s’appuyer, qui, quoi qu’il arrive, ne vous laissera pas tomber, répond au serment tacite de deux frères de ne jamais s’abandonner, de se porter sur le dos, s’il le faut, jusqu’à la mort.

Pour ses proches, il est le soldat blessé et je suis le soldat héroïque. Mais en fait, on ne se parle plus, je l’écoute. Enfin, croit-il. Car depuis peu je n’y parviens plus. Bavards et aveuglés comme peuvent l’être ceux qui sont cernés par leur affliction, nos échanges sont devenus invariablement les mêmes, et donc vains.

Vains puisque, s’ils le soulagent, nous n’avons vu, ni lui ni moi, que petit à petit, ils m’avaient submergé.

Ce matin, après avoir raccroché, alors que tout dans ma vie va pour le mieux, j’ai éprouvé cette espèce d’abattement de celui qui prend conscience qu’il ne pourra pas aller plus loin. Que le fardeau est trop lourd pour le héros.

Avec l’implacable sentiment de perdre mon meilleur ami sans quoi c’est moi, qui allais me perdre.


David Thomas. Recueil « Par tous les autres ». Éd. de l’Olivier


Qui un jour a pas vécu ce texte, n’a pas été confronté mentalement à cette éventualité, certes à son corps défendant ? MC


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