La tête sur le billot

Il aura fallu que j’attende cinquante-cinq ans pour qu’un coq me fasse comprendre tout le sens de la vie.

J’habite dans un village, faire ses courses prend toujours plus de temps que quand je vivais en ville. On papote, on prend des nouvelles, c’est simultanément pour remplir son panier que l’on va chez les commerçants, c’est aussi pour prendre l’air, voir du monde.

La semaine dernière, je suis passé chez Laurent, le boucher. Un type tellement doux, gentil et prévenant que l’on se demande comment un gars pareil peut égorger des agneaux, dépecer des cochons ou évider des poulets.

Quand je suis entré dans sa boutique, il caressait un coq magnifique. Un australien aux plumes aussi bariolées qu’un perroquet d’Amazonie, j’avais jamais vu un gallinacé aussi flamboyant. Il est beau ton coq, j’ai dit.

— C’est pas le mien, c’est celui d’Angèle. Elle me l’a apporté parce qu’elle en veut plus. Je vais lui faire son affaire et puis… je vais le vendre. Il fait pas loin de six kilos. Viens, tu vas m’aider.

J’ai contourné le comptoir et je l’ai suivi jusqu’au petit jardin derrière la boutique. Sous la remise, il y avait un billot et quelques ustensiles sur l’établi.

— Passe-moi la feuille, là, il a dit.

J’ai attrapé la lame et je la lui ai tendue.

Il a couché l’animal sur le rondin de bois en me demandant de lui tenir les pattes. Et là, je sais pas ce qui m’a pris, peut-être que c’est le contact qui a provoqué une espèce d’instinct compassionnel, mais je lui ai demandé de me le passer un instant. Il l’a posé sur mon avant-bras comme on le ferait avec un nourrisson et le coq a blotti sa tête à la pliure de mon coude. Il y avait de la résignation, de l’abandon dans le comportement de la bête.

Quelque chose qui exprimait une parfaite compréhension de la situation. J’ai caressé son plumage rayonnant, il était calme, apaisé, comme sans doute tout un chacun rêverait d’être, juste avant la fin.

— Je te le prends, j’ai dit. Je le garde.

Laurent a jeté sa feuille de boucher sur l’établi avec un sourire en coin et un regard approbateur. Je le connais Laurent, et je sais bien que ça l’arrangeait de ne pas avoir à faire une saleté pareille. Ensuite, je suis rentré avec mon nouveau copain.

Arrivé chez moi, je suis allé le présenter à la vingtaine de poules dans l’enclos de six cents mètres carrés que j’avais construits derrière la maison. Je l’ai posé au sol et les filles sont immédiatement venues le saluer. Il donnait des petits coups de tête à droite à gauche en avançant précautionneusement au milieu de ce qui allait être son nouveau harem, à tour de rôle, elles s’approchaient de lui comme pour se présenter.

Ce manège a duré cinq ou dix minutes, ça se jaugeait, ça se reniflait puis il s’est ébroué les ailes pour éloigner les dames, leur signifiant qu’il était temps de le laisser tranquille. Ensuite, il a tendu la tête vers le ciel et poussé un chant puissant qui ressemblait plus à cook-a-doodle-do qu’à cocorico, mais ça, c’est parce qu’il était australien.

Un quart d’heure plus tôt, cet animal était au seuil de la mort, et en moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir une porte de boucherie, son destin avait basculé. Maintenant, il allait finir ses jours en sécurité, logé, nourri et entouré d’une vingtaine de poules. Une fin de vie dont rêverait tout homme.

Il suffit d’un rien pour que tout bascule.


David Thomas. Recueil « Partout les autres » Ed. de l’Olivier


2 réflexions sur “La tête sur le billot

  1. marie 29/01/2023 / 12:59

    Bonjour Michel c’est une bien jolie histoire, j’ai vraiment beaucoup aimé.
    Bon Dimanche
    Amitiés
    MTH

    • Libres jugements 29/01/2023 / 14:41

      Bonjour Marie,
      Si tu ne connais pas cet auteur: David Thomas, je t’invite à lire notamment ce recueil de courtes nouvelles « Partout les autres ». D’abord, un écrivain très facile à lire, mais également ces nouvelles foisonnent de poésie, de sentiments.
      Bon dimanche à toi, dans le froid de l’Aube-Côte-d’Or, je suppose…
      Amitiés
      Michel

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