Travail subi

« Votre travail nécessite-t-il que vous preniez des initiatives ? » ; « Pouvez-vous vous absenter en cas de problème personnel ? » ; « Devez-vous appliquer strictement des consignes ?», etc. : les questionnaires soumis aux répondants de l’enquête « Conditions de travail et risques psychosociaux » contiennent des centaines de questions extrêmement détaillées et précises (1).

Elles portent bien sûr sur les horaires, le bruit, le stress, mais aussi, donc, sur cette question centrale : l’autonomie. Or, en sociologie politique, une ligne d’analyse explique que l’autonomie au travail affecte la participation politique selon deux dimensions : d’abord, le fait de voter ou non, et ensuite pour quel parti on vote (si on vote). Le problème est qu’il n’est pas possible de savoir comment les personnes interrogées ont voté, car cela n’est pas demandé.

Pour résoudre ce problème, le sociologue Thomas Coutrot, qui dirige ces si précieuses enquêtes au sein du ministère du Travail, a eu une riche idée : croiser les résultats obtenus avec les votes intervenus dans les communes des répondants lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Comme il le dit, ce faisant, on ne pourra, au mieux, que formuler une hypothèse, et non obtenir un résultat.

Ce que l’on peut obtenir, ce ne sont en effet que des « corrélations », c’est-à-dire le fait d’observer que, par exemple, dans une municipalité ayant beaucoup voté pour Marine Le Pen, un grand nombre de gens ont peu d’autonomie dans leur travail. Et non une « causalité », c’est-à-dire le fait que leur vote s’explique par leurs mauvaises conditions de travail. Évidemment, en sciences sociales comme dans toutes les sciences, la mise en évidence des causalités est ce qu’il y a de plus intéressant, mais c’est le plus difficile !

Cependant, ces corrélations existent : dans les villes où les personnes sont plus nombreuses qu’ailleurs à se faire dicter ce qu’elles doivent faire toute la journée, où leur vie personnelle est la plus dépendante des horaires changeants de leur travail, où leurs chefs leur détaillent chacun de leurs gestes, c’est là que l’on vote le moins. Et c’est aussi, deuxième résultat, dans ces communes que les personnes, lorsqu’elles votent, mettent le plus souvent un bulletin en faveur de quelqu’un qui n’aime pas les étrangers. Et non pas, fait très remarquable, en faveur de partis de gauche.

Autre résultat : l’on n’observe pas la même chose avec d’autres nuisances liées au travail, dont on aurait pourtant pu penser a priori qu’elles nourriraient elles aussi le rejet de la politique ou des partis traditionnels, comme le fait de rester longtemps dans une posture pénible, de subir un bruit intense, de respirer des fumées ou des poussières, ou d’être exposé à des produits toxiques.

Il y a quelque chose de spécial avec le fait de décider de son temps, de la façon d’effectuer ses tâches : ne pas pouvoir le faire est pire pour l’estime de soi des personnes concernées que de mettre en danger leur santé au travail!

Or les ordinateurs, puces GPS et autres instruments de mesure et d’enregistrement de notre temps, de notre géolocalisation et de nos gestes réduisent jour après jour l’autonomie au travail des magasiniers d’Amazon et des caissières de Carrefour, bien sûr, mais aussi des livreurs, des infirmières et, demain, de tout le monde.

Plus, comme c’est prévu, ces technologies de surveillance se développeront, moins il y aura de gens autonomes dans leur travail, fiers de ce qu’ils font, heureux de leur métier. Et donc, inévitablement, plus l’abstention aux élections tout comme le vote en faveur de candidats xénophobes progresseront.


Jacques Littauer. Charlie Hebdo. 25/01/2023


1. Dares, «Travail et bien-être psychologique. L’apport de l’enquête CT-RPS 2016 », document d’études n° 217, mars 2018.


2 réflexions sur “Travail subi

  1. bernarddominik 28/01/2023 / 10:06

    Je me méfie de ce type de corrélation qui ne tient pas compte de la sociologie de la ville. En effet rien ne prouve que cette corrélation soit la seule et donc qu’elle soit pertinente.

    • Libres jugements 28/01/2023 / 10:33

      Éventuellement, je veux bien entendre Bernard, que l’article est plus ou moins inventé…
      Il en reste pas moins vrai que nous avons tous dans notre vie, entendu ce genre de réflexion proférée par un patron.

      Autres temps, autres mœurs certainement, mais avant de pouvoir en toutes fins d’activité professionnelles, effectuer des créations d’annonces publicitaires pour des grands groupes, j’ai travaillé longtemps comme représentant en arts graphiques et assez bon commercial, si j’ai gagné très correctement ma vie, j’en ai fait gagner bien plus encore à ceux qui étaient mes employeurs…
      Aussi lorsque untel décida dans les années 75 de s’offrir sur le dos de l’entreprise une Jaguar luxueuse, me refusant dans le même temps une augmentation, je prenais dans les deux ou trois mois qui suivaient la poudre d’escampette. Cela se reproduisit à l’identique avec plusieurs autres employeurs ; qui une BMW grand luxe, qui une Porsche 911, qui chérissant une donzelle hors mariage, payait un appartement, sur le dos de l’entreprise…
      À chaque fois, dans l’année qui suivit mon départ de ces entreprises, elles mirent la clé sous la porte.
      Bien évidemment, ce que je raconte là n’est pas un exploit de ma part, bien au contraire, la plus grande perte était pour les employés des entreprises qui se retrouvaient à chercher d’autres employeurs (avec souvent d’ailleurs une rémunération plus élevée – mais les temps étaient autres, on retrouvait facilement un employeur, ceci avant l’avènement, puis la vulgarisation du numérique qui supprimera des pans entiers d’emplois de l’industrie graphique.
      Amitiés
      Michel

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