Ma chérie,
Aujourd’hui, j’ai passé la journée dehors à marcher dans les rues et à picoler avec des gens qui avaient des avis sur la politique du gouvernement et sur ce qui fait grésiller le monde.
J’ai vu une clocharde chier sur le trottoir, un type en cravate courir après un bus, des touristes en sueur m’ont demandé le chemin du Moulin-Rouge et j’ai ramassé un billet de cinquante euros par terre. Si ça se trouve, tout ça est un signe.
Enfin bref, il en est ressorti qu’il était temps que l’on se quitte. Du coup je ne reviendrai pas ce soir, ni demain, quant à après-demain je ne sais pas où je serai. Je te laisse tout, mes calecifs usés, ma pipe à eau, mon coupe-ongles, mes tickets de Rapido, ma photo de Michel Simon et mon odeur de bon à rien.
Jette tout, il est inutile de garder les choses, elles racontent souvent des histoires incomplètes.
J’ai bien aimé être avec toi, tu es une fille formidable. Tu as la chatte plus fleurie que le jardin Ephrussi de Rothschild et ta conversation est aussi agréable que la première bière du soir par temps de canicule. Tu as su me dire des choses que même mes livres préférés ne m’ont pas dites et je voudrais pour l’éternité regarder avec toi les films de Cassavetes, une bouteille de gewurztraminer à nos pieds nus.
J’ai été heureux avec toi mais j’ai très peur de finir par m’emmerder parce que je m’emmerde avec tout le monde, donc il n’y a pas de raison, même exceptionnelle, que ce ne soit pas le cas avec toi.
C’est pas ta faute, je ne sais pas rester avec une femme. D’habitude, avec une lâcheté toute cohérente pour le parasite que je suis, je m’arrange pour me faire quitter, je deviens bordélique, plus paresseux encore que je ne le suis et rien-à-foutriste, ou je me saoule comme on pousse un cheval de course au-delà de ses limites, et je vomis sur ses souliers vernis mais avec toi je n’ai pas envie de ça parce que même tes orteils méritent le respect.
Je te quitte parce que j’ai encore très envie de me baigner avec toi dans un onsen ou de te voir sortir de chez toi avec un livre de Yeats dans ton sac. Je ne connais pas de femme sur la Terre qui sorte si légèrement de chez elle avec un livre de Yeats dans son sac. Toutes celles que j’ai vues faire ça avant toi, c’est-à-dire aucune, le faisaient avec moins de grâce que toi. Je te quitte parce que là, j’ai encore les poches pleines et que, si je reste, je sais qu’elles vont se vider. En amour, le temps vide toutes les poches de leurs rêves.
En amour, les poches sont toujours trouées. Il faut aimer s’emmerder à deux pour affirmer le contraire, et je ne sais que m’emmerder tout seul. Pour ça, oui, je suis le champion du monde.
Là, pour moi, tu es une reine d’Égypte, mais si je reste, tu vas devenir une compagne, ce serait gâcher. Alors que si je pars, tu seras celle qui éloignera les chauves-souris de mes jours sombres. Après toi, toutes les femmes que je rencontrerai ne seront que des bières sans alcool, mais c’est pas grave. J’aurai déjà eu le meilleur.
David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Ed. de l’Olivier