À quoi sert de travailler ?

Ce numéro de Charlie tente de répondre à cette vaste question : sa nécessité, ce qu’on en attend, ce qu’il procure de satisfaisant ou de frustrant. Le travail, on peut y trouver des aspects positifs ou négatifs.

  • Positifs : il permet de gagner de l’argent, d’être inséré dans la vie sociale et économique.
  • Négatifs : il n’est pas toujours choisi, on prend ce qu’on trouve, y compris des métiers pénibles et parfois méprisés. Le travail est source d’épuisement, d’accidents graves, parfois mortels.

Le travail était à l’origine réservé aux esclaves, qui se coltinaient les besognes les plus dures afin d’assurer une vie confortable aux citoyens libres et aux aristocrates.

Avec la révolution industrielle, l’apparition du salariat et la démocratisation des sociétés, cette division entre nobles, qui ne fichent rien de la journée, et esclaves, qui se tuent au boulot, a disparu. En principe.

En démocratie, plus d’aristocrates ni de serfs, mais seulement des salariés : tout le monde doit bosser. Pourtant, il subsiste des classes sociales aisées, héritières de la noblesse d’autrefois, où les bien nés arrivent au monde dans des milieux fortunés qui les dispensent des travaux infâmes.

Les rentiers et les héritiers sont les vestiges de cette époque aristocratique qu’on pensait révolue.

La persistance de l’esprit aristocratique

Le travail devrait être le dénominateur commun à tous les acteurs de la société. Pourtant, on entend de plus en plus de discours qui rejettent non pas le travail, mais ce qu’on appelle les « boulots de merde ». Il subsisterait donc une aristocratie à l’intérieur du monde du travail, qui serait divisé entre les métiers honorables pas trop fatigants, réservés à une élite sociale, et les métiers éprouvants et dégradants, laissés à la lie de la société, aux serfs et aux intouchables.

Ce qui est étonnant, c’est de constater que cette dichotomie ne choque personne. Il est devenu banal de qualifier « de merde » des tâches qu’on ne voudrait pas faire soi-même et, ce faisant, de dévaloriser ceux qui les exécutent. Alors que ces « boulots de merde » sont souvent indispensables à la vie de tous les jours et en particulier au confort des plus aisés. Les objets que nous utilisons ont été fabriqués dans des usines par des ouvriers (parfois à l’étranger et dans des conditions indignes), et beaucoup de services que nous sollicitons sont assurés par des employés faiblement payés, que l’opinion publique regarde souvent de haut.

Ce discours méprisant s’est répandu et n’indigne plus personne, y compris à gauche. ­L’esprit aristocratique qui a structuré les sociétés pendant des siècles n’a en réalité jamais disparu : beaucoup refusent de faire des travaux qui ne sont pas suffisamment nobles à leurs yeux, et les laissent aux plus faibles.

Du salariat au mercenariat

Si le régime des retraites est si difficile à réformer, ce n’est pas uniquement pour des raisons budgétaires. C’est aussi parce que cette réforme met en évidence ce que beaucoup ont dans la tête, à savoir un mépris pour ceux qui font des « boulots de merde » et qui ne mériteraient donc que des retraites « de merde ».

Une des conséquences de ce raisonnement, c’est que pour trouver des candidats qui acceptent de faire ces « boulots de merde », il faut proposer des salaires plus élevés.

Ça peut sembler a priori logique et juste. Mais plus vous méprisez une tâche, et plus l’argent devient le seul moyen d’attirer la main-d’oeuvre. Il va falloir payer les gens comme des mercenaires : OK, j’accepte de faire ce « boulot de merde », mais en échange d’une prime de tueur à gages.

On va bientôt devoir payer les profs pour aller enseigner dans les quartiers difficiles et les médecins pour soigner dans les déserts médicaux comme on paye des mercenaires du groupe Wagner. On voit l’impasse vers laquelle ces discours nous mènent.

À force de dénigrer des boulots soi-disant « de merde » et de répéter que les gens qui travaillent par conviction sont des couillons, on se retrouve dans une société de mercenaires.

 La libéralisation à outrance franchit une étape supplémentaire dans le délitement des relations entre les individus : le salariat va être remplacé par le mercenariat.

Même à gauche, cette petite musique libérale s’est installée dans les têtes : on bosse uniquement pour le fric, pas pour le goût de s’investir dans une profession pourtant essentielle à tous. […]


Edito de Riss. Charlie Hebdo.  Source Web