Dégoulinade réac

Les « Dupont-lajoie » de la morale

Bastien Vives est un auteur de bandes dessinées qui a déjà réalisé plus de 50 albums et dont la réputation était, il y a encore peu, enviée par beaucoup de dessinateurs.

Une rétrospective de son œuvre devait avoir lieu au prochain Festival d’Angoulême. Mais, voilà que les réseaux sociaux se sont mobilisés contre cette exposition, sous prétexte que Bastien Vivés aurait réalisé des dessins faisant l’apologie de la pédophilie.

Que faut-il penser de tout cela ?

D’abord, si Bastien Vivés a fait des dessins ou tenu des propos qui tomberaient sous le coup de la loi, il suffit à une association habilitée de déposer plainte contre lui, de le faire comparaître devant un tribunal pour qu’il soit condamné, ou pas.

Pour le moment, rien de cette nature à l’horizon. Et pourtant, plus de 110 000 personnes se sont mobilisées sur les réseaux sociaux pour demander l’annulation de son exposition, dont, à ce jour, nul ne connaît le contenu.

Bastien Vivés a expliqué par le passé que ses BD mettaient en scène ses fantasmes. Un fantasme exprimé peut-il tomber sous le coup de la loi ? Un dessin, c’est-à-dire des coups de crayon, représentant des scènes imaginaires a-t-il le même poids qu’une photo représentant des actes sexuels illégaux ? Il suffirait de saisir un tribunal pour connaître les réponses à ces questions. Mais, on peut prévoir, comme pour de nombreuses autres affaires déjà jugées par les tribunaux, mettant par exemple, en cause des films sur l’inceste, des romans pornographiques ou accusés de promouvoir les violences sexuelles, comme les écrits du Marquis de Sade, que la justice confirmera le fait qu’une œuvre de fiction bénéficie d’une liberté qui l’autorise à mettre en scène de tels agissements, et cela même si, dans la réalité, ces agissements tomberaient bien évidemment sous le coup de la loi. Toutes ces questions ont déjà été débattues et tranchées à maintes reprises par la justice, et l’on s’étonne qu’il y ait encore des personnes pour découvrir ces aspects subtils, mais cruciaux de la liberté d’expression et de création.

Mais, l’argument de la liberté d’expression semble de plus en plus insupportable aux détracteurs de ce genre de BD. Ils utilisent exactement le même procédé que les islamistes qui voulaient faire condamner Charlie pour avoir publié les caricatures de Mahomet, avec le fameux « Oui mais ». Ce raisonnement n’est rien d’autre qu’une forme de censure déguisée.

De plus en plus, on a l’impression que se met en place une justice parallèle qui se fiche pas mal de savoir ce que la loi et la jurisprudence ont patiemment élaboré depuis des décennies pour trouver un équilibre entre la liberté de création et ce qui est illégal.

Le droit français et les décisions de justice ne valent rien aux yeux de ces nouveaux apprentis censeurs.

On a appris récemment le cas d’un lynchage commis par des villageois contre un individu soupçonné d’avoir cambriolé une habitation. Il semble que le goût pour la vengeance et le règlement de comptes se diffuse dans la société française, y compris dans des secteurs comme celui de la culture, dont on pouvait espérer qu’il serait plus nuancé et raffiné qu’ailleurs, mais dont on découvre qu’il est tout aussi violent et con que partout.

Une justice parallèle qui se fiche pas mal de la loi et de la jurisprudence

« L’époque a changé », nous rabâche-t-on sans arrêt, jusqu’à la nausée. Eh bien non, c’est faux, l’époque n’a pas changé. Rien n’a changé : les gens en 2022 sont aussi haineux qu’avant, sont aussi réactionnaires qu’autrefois, sont aussi violents qu’il y a cinquante ans. Les Dupont Lajoie d’hier n’ont pas disparu, ils sont toujours là, à l’affût pour tabasser le premier qui a une tête qui ne leur revient pas ou qui ne pense pas comme eux.

Il y a quelques années encore, quand un livre sulfureux était publié, c’étaient des associations catholiques intégristes réactionnaires, défenseuses de la morale et de la famille, qui harcelaient leurs auteurs. Aujourd’hui, elles n’ont plus besoin de faire ce sale boulot, désormais, ce sont les internautes qui s’en chargent. Des moralistes autoproclamés qui s’offusquent, accusent et menacent.

Le populisme a pris un nouveau visage : ce ne sont plus des vieux réacs fachos qui prennent la tête de ces croisades, mais des jeunes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, qui, du haut de leur existence encore balbutiante, savent déjà ce qui est bien et ce qui est mal.

Que l’on aime ou pas les BD de Bastien Vivés, on doit lui reconnaître le courage d’exprimer ses sentiments et ses fantasmes. Ce qui n’est jamais facile. Car c’est le propre d’un artiste que de se mettre à nu. Les dessinateurs, les écrivains et les cinéastes qui osent cette démarche, au risque de choquer et d’être incompris, sont de plus en plus rares.

De nos jours, la production d’œuvres dessinées, écrites ou filmées est progressivement insipide et inconsistante. En effet, leurs auteurs sont avant tout de vulgaires commerçants, et de médiocres boutiquiers, qui font bien attention de ne pas mettre les pieds là où leur carrière pourrait trébucher.

On aimerait bien les voir exprimer leurs fantasmes les plus secrets avec autant de sincérité que Bastien Vivés. Mais, ils n’auront jamais ce courage, car nous serions probablement horrifiés de découvrir ce qu’ils cachent derrière leur bonne conscience de moralistes, certainement bien plus répugnant que ce que Bastien Vivés, fantasme.

Le fond de cette affaire, c’est que les milliers d’internautes qui ont demandé l’interdiction de cette exposition ont la tête farcie de saloperies qu’ils n’assument pas et qu’ils font payer aux autres. Et que ceux qui souscrivent à cette censure, par leur silence ou leur lâcheté, ne valent pas mieux.


RISS. Charlie Hebdo. 21/12/2022


2 réflexions sur “Dégoulinade réac

  1. bernarddominik 04/01/2023 / 12h14

    Riss juge hâtivement des gens qui ont le même droit que lui de s’exprimer. Les traiter de Dupont Lajoie, c’est les rejoindre. On a le droit d’être pour comme d’être contre. Ces BD n’ont pas été interdites il n’y a donc aucune raison de les refuser à un festival de la BD. Mais laissons chacun choisir. C’est aux organisateurs de décider qu’elle tonalité ils veulent donner à leur festival à eux de se placer, ou non, au dessus de la mêlée

    • Libres jugements 04/01/2023 / 14h52

      Bonjour Bernard,
      L’article contient deux éléments.
      Le premier que je considère néfaste, mais qui n’est pas négligeable au final, concerne le fait d’avoir été refusé à un festival. Une publicité inattendue en est ressortie qui met l’auteur (comme l’éditeur) en valeur et à tous les coups, ils cumuleront les ventes.
      Le second, toutefois, me semble plus inquiétant. Il correspond (avec, comme d’habitude quelques mois ou années de retard) au mouvement rencontré aux USA incriminant certains livres, chansons, films, pièces de théatres, mis à l’index et là, sur ce point précis, je ne peux que rejoindre l’exposé de Riss, sur la liberté d’expression artistique. Après chacun doit être assez mature pour savoir si l’achat et la lecture de telles œuvres, sont « essentielles ».
      Amitiés
      Michel

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