Mon vieux et moi – 9

Suite du paragraphe 8-suite LIEN

Aide

Enfant, je m’entêtais à entreprendre d’exigeants travaux, comme celui de déplacer le canapé du salon pour pouvoir circuler avec mon camion de pompiers. Toujours, quelqu’un se manifestait, prêt à me tendre la main :

  • Attends, je vais t’aider.

Une fois adulte, j’ai constaté le phénomène inverse :

  • Tu es grand, maintenant, débrouille-toi tout seul.

Quelle tristesse.

Et puis un jour, je fus nommé cadre au sein de la fonction publique. J’avais comme mission officielle d’améliorer la qualité de vie de mes concitoyens. Les programmes mis de l’avant par mon département portaient tous, sans exception, une appellation semblable : « Aide à ceci, Aide à cela ».

Pendant près de trente ans, j’ai procuré des biens à des organismes, de l’aide financière à des institutions et des équipements à des sociétés. Et pourtant, pas une seule journée ne se terminait sans que je remette tout en question en me demandant : « Suis-je réellement en train d’aider quelqu’un ? »

Enfin, un certain dimanche, brisé par la mélancolie, j’ai réalisé que j’avais fait bien peu. Assis auprès de ma tante et de Léo, j’ai épié les préposés, hommes et femmes, dans leurs incessants va-et-vient.

Chacun prenait le temps de dire et de répéter les paroles qui consolent, posait des gestes réconfortants et essentiels. Le plus simplement du monde, ces personnes en aidaient d’autres à vivre. Sans cartable ni formulaire.

Vaincu par la honte, je me suis rendu à l’évidence : tout le temps qu’aura duré ma carrière, je n’aurai été qu’un petit sauveur.

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Vacances

Dans la cour arrière de notre petite maison, j’ai sorti deux chaises de toile et un parasol. Léo se croit à la plage. D’ailleurs, le bruit constant du système d’aération de l’édifice voisin s’apparente au son des vagues. Je lui avais promis la Floride, mais le trajet jusqu’aux États-Unis l’aurait achevé. De toute façon, il voyage déjà énormément dans sa tête.

La clôture qui encadre le terrain empêche quiconque de nous observer, et c’est tant mieux. On a l’air de deux idiots jouant les vacanciers. Peu importe, pour moi, la lumière de juillet sur nos chaises de plage suggère un autre endroit, une autre époque : Saint-Malo, au temps des impressionnistes.

— Tu veux boire quelque chose, Léo ?

Mes paroles s’envolent aussitôt, avec le vent et les mouettes imaginaires. Il fait signe que non, totalement absorbé dans la contemplation de quelque chose qui, de toute évidence, n’y est pas.

J’ai remarqué ses yeux, minuscules et troubles, terrés au fond de l’orbite comme le chien dans sa niche lorsqu’il ne va pas bien et qu’il évite d’être approché.

Je connais ce regard, je sais ce qu’il signifie : le moment choisi par la démence pour s’accaparer Léo et l’entraîner sur son île, là où ni vous ni moi ne sommes admis. Je le regarde s’éloigner, maudissant la science de n’être pas assez avancée pour me permettre de l’accompagner.

Un jour, peut-être nous sera-t-il possible de faire la connaissance des personnages habitant sa pauvre tête, au milieu de leur décor. Nous percevrions enfin les voix, les mots, ceux que Léo, muet de honte, peine à me rapporter lorsque j’insiste.

Nous pourrions alors approcher les acteurs, leur parler, et peut-être leur demander pourquoi ils s’entêtent à squatter le cerveau d’un ami.


Pierre Gagnon


Il ne faudrait pas que ce texte vous gâche cette journée, juste qu’il vous fasse penser quelques secondes aux personnes malades ou dans le besoin… MC