… qu’il m’en souvienne…
Tu ôtais la ceinture qui enserrait ta taille, arrachais tes sandales, lançais dans un coin ton ample jupe – de cotonnade, me semble-t-il – et défaisais le nœud qui rassemblait tes cheveux en queue de cheval. Tu avais le chair de poule et riais. Nous nous tenions si près l’un de l’autre que nous ne pouvions nous voir, tous deux absorbés par se pressant rituel, immergés dans la chaleur et l’odeur que nous dégageons conjointement.
Je me frayai un passage par tes chemins, mes mains sur tes hanches cambrées, les miennes remplies d’impatience. Tu te lovais, tu m’explorais, tu m’enfourchais, tu m’enveloppais de tes jambes invisibles et tes lèvres sur les miennes, me disaient à mille reprises : viens.
À l’instant crucial, nous éprouvions un avant-goût de l’absolue solitude, chacun de nous abîmer dans son gouffre brûlant, mais nous avions tôt fait de reprendre vie de l’autre côté du feu pour nous découvrir, enlacer dans le désordre des oreillers, sous la blanche moustiquaire.
J’écartais tes cheveux pour plonger mes yeux dans les tiens. Il t’arrivait parfois de t’asseoir à mes côtés, jambes repliées, ton châle de soie couvrant une de tes épaules, dans le silence de la nuit à peine commençante. C’est ainsi que je me souviens de toi, dans le calme retrouvé.
Tu penses avec les mots, pour toi le langage et un fil inépuisable que tu tisses comme si le vie se fabriquait en la racontant. Moi, je pense avec les images congelées sur la pellicule photographique.[…]
Je contemple à distance ce dessin où je figure moi aussi, spectateurs et protagonistes à la fois. […] Je sais que c’est moi, mais je suis également l’observateur extérieur. Je suis au courant de ce qu’éprouve l’homme peint sur ce lit en bataille, dans une pièce aux poutres noirâtres, sous ses voûtes de cathédrale, où la scène apparaît comme un fragment de cérémonie très ancienne. Je suis là-bas à tes côtés, mais également ici, seul, dans un entre-temps de la conscience.
Sur le tableau, le couple se repose après l’amour, la peau humide et luisante. L’homme a les yeux fermés, une main contre sa poitrine, l’autre sur sa cuisse à elle, dans une attitude de tendre complicité.[…]
Chaque fois que je pense à toi, c’est ainsi que je te vois, que je nous revois, à jamais immobilisés sur cette toile, hors d’atteinte des dégradations de la mauvaise mémoire. […]
Rolf Carlé – Extrait « Les contes d’Eva Luna ». Isabel Allende