Empêcher la grande presse de baver

Contre les grands quotidiens « populaires » qui s’épanouissent au début du XXᵉ siècle, les organisations ouvrières entendent offrir aux travailleurs une information provenant de leurs rangs et affranchie du pouvoir de l’argent.


Une presse socialiste dynamique existait déjà dans les années 1830 et 1840, et les divers courants de gauche (républicains, socialistes, puis anarchistes, etc.) possèdent depuis longtemps leurs propres organes de propagande et de réflexion.

Mais le basculement du rapport de forces au profit de grandes entreprises se présentant en porte-parole du peuple oblige la gauche à tenter d’occuper le terrain des journaux à large diffusion, sans les moyens ni les méthodes de ses adversaires.

Face à des sociétés disposant de capitaux colossaux et maîtrisant à la perfection l’art de séduire les foules, le combat s’engage mal. Dans la première décennie du XXe siècle, lorsque la Confédération générale du travail (CGT- La section du livre) se dote d’un hebdomadaire, La Voix du peuple, puis d’une revue bimensuelle, La Vie ouvrière, chacun sait qu’en dehors du cercle militant la part de marché détenue par les grands journaux capitalistes reste intacte.

 Du côté socialiste, le projet de lancer un grand quotidien populaire est beaucoup plus ambitieux. Mais les tirages quotidiens de L’Humanité, fondé par Jean Jaurès en 1904, sont inférieurs à 70 000 exemplaires en 1912. Ceux des « quatre grands » restent inatteignables et écrasent toute concurrence : 1,3 million pour Le Petit Parisien, près d’un million pour Le Journal, 850 000 pour Le Petit Journal, près de 650 000 pour Le Matin (1).

Beaucoup d’énergie militante est dépensée, sans grand succès, pour tenter de convaincre les ouvriers de délaisser ces lectures trompeuses et de se tourner vers la presse prolétarienne.

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La virulence du propos est à la hauteur des tensions sociales qui caractérisent la période. La CGT, qui incarne un syndicalisme révolutionnaire indépendant de tout parti politique, a connu une forte progression depuis sa création — elle compte un peu plus de 200 000 membres en 1906  (3). Sa capacité de mobilisation impressionne et inquiète, comme le montrent les tremblements de la bourgeoisie parisienne à l’approche du 1er mai 1906, jour de grève générale et de revendication d’une réduction du temps quotidien de travail à huit heures. Confronté à une multiplication de conflits parfois violents, l’État réprime à tout-va : on compte une vingtaine de morts et plusieurs centaines de blessés parmi les ouvriers sous les gouvernements de Georges Clemenceau et d’Aristide Briand, entre 1906 et 1910  (4).

Dans ce contexte de fort antagonisme de classe, la presse demeure fidèle à sa position d’intermédiaire entre le peuple et les dirigeants, tout en restant bien plus proche des seconds que du premier.

Sous des dehors bienveillants à l’égard des travailleurs, et dans un style donnant l’illusion de la neutralité, les grands quotidiens d’information distillent un discours lénifiant empreint d’un républicanisme consensuel qui disqualifie toute protestation jugée un peu trop radicale.

Régulièrement accusés de servir le gouvernement et le patronat en traitant avec mépris le mouvement ouvrier, les journaux qui avaient tant défendu la cause démocratique en 1881 (date de la loi instaurant la liberté de la presse) deviennent la cible de militants exaspérés.

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En 1913, dans La Bataille syndicaliste, le quotidien lancé deux ans plus tôt par son aile la plus radicale, le secrétaire général Léon Jouhaux publie un long article en deux parties […]. Il s’adresse notamment aux journalistes traitant des mobilisations sociales, dont une partie a rejoint le Syndicat général des journalistes professionnels (SGJP), créé en 1905 par des travailleurs proches du mouvement ouvrier (8), mais qui n’a pas été accepté au sein de la CGT — au motif que « la profession de journaliste était peu précisée et n’assurait pas à ses membres l’indépendance morale (9)  ». Jouhaux commence par dénoncer la manière (à ses yeux mensongère) dont les journaux ont rendu compte d’une conférence nationale d’organisations ouvrières, avant de s’interroger plus largement sur les rapports entre le mouvement syndical et les grands journaux d’information 

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Dominique Pinsolle – Historien. Auteur d’À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias. De 1836 à nos jours, paru le 4 novembre 2022 aux éditions Agone, Marseille.


  1. Pierre Albert, « La presse française de 1871 à 1940 », dans Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (sous la dir. de), Histoire générale de la presse française, tome III : De 1871 à 1940, Presses universitaires de France, Paris, 1972.
  2. L’Alimentation ouvrière, Fédération nationale des travailleurs de l’alimentation, 1er mai 1907 — Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Bobigny, fonds de l’Institut d’histoire sociale-CGT.
  3. Wayne Thorpe et Marcel Van der Linden, « Essor et déclin du syndicalisme révolutionnaire », Le Mouvement social, n° 159, Paris, 1992.
  4. Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, L’Échappée, Paris, 2012.
  5. Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque-Libertalia, Montreuil-Paris, 2014.
  6. La Voix du peuple, Paris, 9-16 août 1908.
  7. Rapport du commissaire Lagnel transmis à la mairie de Bordeaux, archives de Bordeaux Métropole, 15 octobre 1910.
  8. Sandrine Lévêque, Les Journalistes sociaux. Histoire et sociologie d’une spécialité journalistique, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Denis Ruellan, Les « pro » du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Presses universitaires de Rennes, 1997.
  9. Confédération générale du travail, XVe Congrès national corporatif, IXe de la Confédération et Conférence des bourses du travail, tenus à Amiens du 8 au 16 octobre 1906, Compte rendu des travaux, Imprimerie du Progrès de la Somme, Amiens, 1907.
  10. Léon Jouhaux, « Presse bourgeoise et syndicalisme : quelle doit être notre attitude ? », La Bataille syndicaliste, Paris, 24-25 juillet 1913.
  11. « Document de propagande anarchiste, trouvé par un sous-officier sur la voie publique aux environs de Bergerac », Archives nationales, 7 mars 1914.

La presse quotidienne d’aujourd’hui appartient à 99 % à des entrepreneurs. Ne reste qu’un seul quotidien indépendant, « l’humanité », dont le financement est assuré par les abonnements et les dons de ses lecteurs.


Une réflexion sur “Empêcher la grande presse de baver

  1. bernarddominik 26/11/2022 / 20h22

    Oui c’est une triste réalité. Et c’est pire aujourd’hui.

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