Tout dire… Dire surtout n’importe quoi !

Drapé dans la sacrosainte liberté d’expression, tous les coups semblent permis 

C’est un combat de rue version réseaux sociaux, studios radio, plateaux télé. […] Quand un journaliste (Éric Naulleau) menace un humoriste (Yassine Belattar) de lui casser la gueule sur le plateau de Cyril Hanouna ; quand un professeur d’histoire à la gâchette légère (Jean Garrigues) accuse un homme politique de « trouve[r] des excuses au meurtre de Samuel Paty » parce qu’il a osé parler du bon usage des caricatures en classe ; quand Nicolas Dupont-Aignan promet d’ouvrir un bagne à Kerguelen pour y entasser « les islamistes », et quand les chaînes d’info se muent en chaînes d’opinion rageuse, on se demande, comme Coluche dans sa fameuse « Revue de presse » : « Mais jusqu’où s’arrêteront-ils ? »

Personne ne le sait. […] Et surtout parce que la liberté d’expression n’a jamais gravé dans le marbre ce qui peut être dit et ce qui doit être tu. C’est sa grandeur et son talon d’Achille. On connaît ses fondations, le sublime article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

On connaît aussi ses pare-feux, qui précisent les « abus » susmentionnés : la loi de 1881 sur la liberté de la presse sanctionnant injures, outrages et diffamation ; la loi Gayssot de 1990 punissant le délit de négationnisme ; on connaît enfin les ajouts sur la provocation à la haine (qui comprend le racisme et l’antisémitisme), ou l’apologie du terrorisme. Ce qu’on ne maîtrise pas, en revanche, c’est la capacité de certains politiciens, journalistes et petits drôles (ou moins drôles) des réseaux sociaux à tordre ces principes à l’extrême […].

Avec la liberté d’expression, tout est affaire de contexte, l’histoire l’a montré. Bleue, blanche et rouge sous le président Louis-Napoléon Bonaparte en 1848, par exemple, elle disparaît trois ans plus tard, sous les interdits de Napoléon III. Victor Hugo ne s’y est pas trompé : refusant l’amnistie que lui proposait l’empereur, il lâche depuis son exil de Guernesey, en 1859 : « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai. » Autres temps, autres mœurs.

[…]

Faut-il le rappeler, la démocratie, c’est la liberté de dire ce qu’on veut, pas celle de dire n’importe quoi. Rien de nouveau sous le soleil, c’était aussi vrai avant. Mais « avant », les sujets qui fâchent n’occupaient pas les trois quarts de la scène réthorique. La peine de mort ou le droit à l’avortement n’empêchaient pas l’augmentation du pouvoir d’achat, l’amélioration des conditions de travail ou la réduction des inégalités de tenir le haut du pavé dans les programmes et les manifs.

L’ordre des priorités, dirait-on, s’est inversé. Peut-être parce que les partis « de gouvernement », ralliés à la gouvernance économique mondiale, réduisent la voilure sur ces sujets. En tout cas, la politique ayant horreur du vide, d’autres thèmes, bien plus explosifs, se sont engouffrés dans l’espace vacant : identité nationale, genre, lutte contre les discriminations, port du voile, mariage et procréation pour toutes et tous, immigration… Du bois sec en pagaille, au bonheur des pyromanes !

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Olivier Pascal-Moussellard. Télérama. Source (Extraits)