C’est le néolibéralisme.
Le « Néolibéralisme »est une insulte pour les uns, un horizon enviable pour d’autres. Et beaucoup de confusion sur ce que recouvre un courant de pensée cité à profusion, mais rarement défini.
- Le néolibéralisme décrit d’abord une période de l’histoire mondiale dans laquelle nous serions entrés à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, et dont nous ne serions pas encore sortis.
- Une seconde approche consiste à énumérer le paquet de mesures économiques et politiques qui lui sont associées.
- Une troisième renvoie désormais à une certaine façon d’être en relation avec nous-mêmes : nous serions devenus des « sujets néolibéraux », des entrepreneurs de nous-mêmes, constamment attentifs à notre valeur marchande, à notre « prix » sur le marché, au nombre d’adeptes que nous avons sur les médias sociaux, etc.
Où poser le curseur ?
L’historien canadien Quinn Slobodian, revisite dans son essai : « Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme », les principes d’une idéologie qui n’en finit plus de diviser le monde — et de le détruire, affirment ses adversaires.
À quand remonte l’acte de naissance du néolibéralisme?
Après la Première Guerre mondiale, l’effondrement de l’Empire des Habsbourg a totalement bouleversé les esprits. Cet empire formait un monde en miniature dans lequel une grande diversité de langues, de cultures et d’ethnies pouvait cohabiter tout en formant un espace politique global.
Les néolibéraux le voyaient comme une sorte d’objet miraculeux qui formait, malgré son hétérogénéité, la plus grande zone de libre-échange d’Europe : on pouvait y voyager d’un bout à l’autre sans passer de frontières ou de péages, y échanger des produits sans payer de tarifs douaniers.
Pour ces « globalistes », c’était la preuve qu’il était possible de séparer les questions économiques des questions politiques : des gens échangent en tant qu’individus sur un marché, tout en conservant leur identité en tant que nationalistes tchèques ou hongrois, ou bien comme juifs autrichiens.
La plupart sont nés au tournant du siècle et ont grandi à l’apogée de ce que les historiens appellent le premier âge de la mondialisation, une époque où les marchandises voyagent par bateau à vapeur et les informations par télégraphe.
Des marchés mondiaux se constituent pour les principales matières premières comme le café et le blé, et le prix de ces produits est fixé pour le monde entier dans un seul endroit.
Ce sentiment d’exaltation devant le « boom » de l’économie mondiale rebondit entre 1900 et 1910: […] une dizaines d’autres chercheurs se nourrissent de l’espoir que cette interdépendance économique au niveau mondial conduira à une paix durable. Leur analyse est simple: les pays qui commercent ensemble ne s’envahissent pas les uns les autres.
La Grande Guerre a été un cataclysme. Dans ses décombres, les globalistes vont essayer de deviner comment le monde pourrait revenir à son âge d’or. […] Puis la réorganisation de l’économie mondiale de libre-échange s’est déplacée à Genève, avec la création de la Société des nations. Celle-ci s’est vu attribuer un rôle très économique, et l’Institut d’études internationales, qui lui est attaché, a commencé à embaucher.
Plusieurs de nos globalistes ont rejoint ces institutions. C’était le début de ce qu’on a appelé l’école de Genève.
Les termes « mondialiste » et « globaliste » ont été utilisés pour la première fois dans les années 1940 à propos de ces chercheurs qui voulaient définir les conditions grâce auxquelles des nations culturellement hétéroclites pourraient coexister dans un système international global. Leur projet s’opposait à celui des « isolationnistes » et des « nationalistes » qui pensaient qu’il fallait se focaliser sur ce qu’il se passe à l’intérieur des nations.
La raison pour laquelle nous les appelons aussi « néolibéraux » est qu’en 1938, ils se sont réunis à Paris lors du colloque Walter Lippmann, du nom d’un célèbre journaliste américain, préoccupé à la fois par la montée du nationalisme et l’espoir de trouver un moyen de remettre l’économie mondiale sur pied. Ils ont profité de ce colloque pour se donner un nom. À gauche, les socialistes considéraient qu’on pouvait tout planifier. À droite, les fascistes pensaient que l’on pouvait s’isoler du reste de l’économie mondiale, et devenir autosuffisant.
Quant à eux, ils venaient d’être les témoins directs de l’échec du laisser-faire libéral du XIXe siècle, avec l’effondrement du marché boursier en 1929 et le début de la Grande Dépression. Ils devaient donc se trouver une étiquette qui ne soit ni de gauche ni de droite, et qui ne ressemble pas non plus à un décalque du libéralisme « ancien style ». Ils sont tombés sur « néolibéralisme »…
Quels étaient leurs principes de base?
Ils reprenaient deux notions romaines très importantes, réintroduites dans le droit international au XIXe siècle : le dominium (droit de la propriété) et l’imperium (celui du gouvernement des États et des personnes). L’idéal pour eux était de maintenir ces deux sphères séparées, que la propriété et l’argent deviennent imperméables aux changements de gouvernement, partout dans le monde ; seule importerait la priorité donnée à la liberté économique. La loi devait protéger le capitalisme des interférences de la souveraineté populaire. Or l’époque ne signait pas seulement la fin de l’Empire des Habsbourg, mais aussi l’essor de la démocratie de masse, le début du vote des femmes dans de nombreux pays… Ils voulaient tenir en cage tous les projets politiques qui faussaient le marché (et qu’ils rangeaient sous l’étiquette du collectivisme), tout en permettant aux gens de se sentir suffisamment épanouis pour qu’ils ne soient pas tentés de renverser ce système économique ouvert. « Autoritarisme libéral» est peut-être la meilleure expression pour définir l’équilibre auquel ils aspiraient.
Le rôle de l’État pour les néolibéraux prête souvent à confusion…
Les globalistes ne croyaient absolument pas que l’État devait se retirer du marché et se contenter d’assurer la loi et l’ordre, comme on le prétend souvent. Ils étaient favorables à un État proactif, qui devait créer en toute conscience un climat concurrentiel fluide, en mettant en place des marchés ouverts… qu’il protégerait d’ailleurs en interdisant les syndicats et en combattant tout ce qui pourrait menacer ce nouvel ordre international.
L’ironie veut qu’au moment même où ils professent tout cela, le monde prend la direction exactement opposée, avec l’URSS d’un côté et les pays fascistes de l’autre, hérauts de la planification et du rôle dirigiste de l’État dans l’organisation de l’économie.
[…]
Après la Seconde Guerre mondiale, les choses changent…
Avec la décolonisation, le nombre de pays dans le monde triple ou quadruple en à peine vingt ans. Maintenant que les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine ont une voix égale aux autres à l’Assemblée générale des nations unies (ONU), des idées très différentes commencent à se faire entendre sur la façon dont le monde devrait être organisé. On s’inquiète de la juste redistribution des richesses des anciens empires vers leurs ex-colonies, et notamment de la souveraineté de ces dernières sur leurs ressources naturelles. Le gaz ou le pétrole deviennent des leviers de négociation contre les pays riches, et dans cette lutte épique, les idées néolibérales ont du mal à convaincre.
II faudra attendre les années 1980 pour qu’émergent de nouvelles versions du droit économique international, et que commencent à s’imposer, avec l’OMC et l’Union européenne, certaines de leurs idées phares, comme l’inviolabilité de l’argent des investisseurs hors de leurs frontières (protégé par le droit, quels que soient les changements de gouvernement) et la protection de la propriété intellectuelle partout dans le monde. Ces victoires se produisent après une longue période de défaite.
[…]
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard – Source Télérama N° 3781 – 29/06/2022
Un excellent article qui montre très bien l’évolution de la pensée économique et la limitation imposée au pouvoir politique par cette évolution.