Cohabitation !

C’est : un président d’un bord et le Premier ministre d’un autre…

Au-delà de l’apparente anomalie, cette hypothèse présente des atouts, juge la professeure de droit Marie-Anne Cohendet.

Une cohabitation dès les premières semaines du mandat présidentiel ? C’est l’objectif de la nouvelle union des gauches (Nupes), nouée (dans la douleur) pour tenter de conquérir la majorité aux législatives des 12 et 19 juin. Une hypothèse inédite : les précédentes cohabitations sont intervenues alors que le chef de l’État était en place depuis plusieurs années, après des législatives perdues par son camp (en 1986 et 1993, puis en 1997 à la suite d’une dissolution).

Synonyme de paralysie pour certains, la cohabitation a pourtant bonne presse : selon un sondage de fin avril, 64 % des Français y sont favorables pour les prochaines législatives. Pour Marie-Anne Cohendet, professeure agrégée de droit public, autrice d’une thèse sur « l’épreuve de la cohabitation », elle a le mérite de laisser enfin le gouvernement gouverner, renvoyant le président à son rôle d’arbitre. Un «retour aux fondamentaux de notre régime parlementaire et à l’esprit de la Constitution».

Un quinquennat entier en cohabitation: blocage assuré ou expérience séduisante?

Tout a été fait pour l’éviter, avec l’instauration du quinquennat en 2000, et l’inversion du calendrier parlementaire en 2001, plaçant les législatives juste après la présidentielle. Pourtant, la cohabitation n’a jamais conduit à un blocage. La troisième, qui a duré cinq ans (1997-2002), a même offert l’un des gouvernements les plus stables de la Ve République — dirigé par Lionel Jospin. La personnalité des acteurs d’aujourd’hui et le contexte international soulèvent des questions de compatibilité, mais à mes yeux la cohabitation est une situation fructueuse, car elle nous oblige à revenir à la Constitution de 1958. Un texte bien meilleur qu’on ne le croit souvent, qui garantit, en théorie, un réel équilibre entre pouvoir et responsabilité : l’essentiel du pouvoir est aux mains du gouvernement, qui est responsable puisqu’il peut être renversé par une motion de censure des députés.

Mais ce texte a été dévoyé depuis 1958, avec un président de fait très puissant, dont l’action est à peu près incontrôlable pendant cinq ans, ce qui est fâcheux. La cohabitation corrige ce travers. Mais rien ne dit qu’elle durerait tout le quinquennat : le président garde le droit de démissionner, et surtout de dissoudre l’Assemblée (dans la limite d’une fois par an), provoquant de nouvelles élections législatives. En cohabitation, cette prérogative agit comme une épée de Damoclès au-dessus du gouvernement.

Comment les rédacteurs de 1958 envisageaient-ils la cohabitation?

Le mot n’est pas employé, mais les travaux préparatoires évoquent, sans difficulté particulière, une possible coexistence entre un chef d’État et une majorité parlementaire antagonistes. Le texte est clair : c’est la volonté du gouvernement, qui est du même bord que l’Assemblée, qui l’emporte. Il « détermine et conduit la politique de la nation » (art. 20), tandis que le président «assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » (art. 5).

La difficulté est venue de la position dominante, non prévue par la Constitution, que se sont arrogée tous les présidents dans la lignée de Charles de Gaulle. Évidemment, les partisans de cette tendance voient dans la cohabitation un risque d’immobilisme. Chaque fois pourtant, le gouvernement a pu appliquer sa politique, malgré des anicroches et des ralentissements causés par le président qui, par exemple, refusait de signer des ordonnances, obligeant le gouvernement à passer par une loi. Mais à la fin, Jacques Chirac a pu mener ses privatisations en 1986 ; Lionel Jospin a fait adopter la réduction du temps de travail en 1998. En plus de soixante ans de Ve République, nous avons vécu neuf ans en cohabitation et j’y ai vu à chaque fois un meilleur équilibre entre pouvoir, légitimité et responsabilité.

Comment est né le terme dans son sens politique?

La doctrine l’emploie à partir de 1976, puis François Mitterrand, en cam-. pagne pour les législatives de 1978, dit : «Nous cohabiterons dans le même pays. » Giscard l’envisage en 1983, Raymond Barre la récuse parmi d’autres « élucubrations constitutionnelles». L’usage se généralise dans les années 1980, mais certains préféraient parler de « coexistence » à cause de la connotation négative de « cohabitation » : un mot très utilisé au lendemain de la guerre, quand la crise du logement forçait des gens à habiter ensemble ; ou employé à propos des concubins, avec une certaine réprobation morale. Aux États-Unis, on parle de «non congruence» quand le président et le Congrès sont de deux bords différents — avec un sens moins péjoratif de non-concordance.

Les Français apprécient plutôt la cohabitation…

C’est la classe politique qui ne l’aime pas, fascinée qu’elle est par un pouvoir présidentiel très fort. Les Français, eux, y voient une situation équilibrée et rassurante, dans laquelle tous ou presque se sentent représentés. Ils ont parfois le sentiment que les pouvoirs codirigent le pays. C’est inexact : en cohabitation, le président ne peut pas mener sa politique, même s’il garde des pouvoirs propres (droit de dissolution, de convoquer un référendum, de recourir dans des cas très précis aux pouvoirs exceptionnels de l’article 16).

Les Français ne veulent pas de guéguerre entre président et Premier ministre, et on a vu par le passé que celui qui attaque l’autre trop violemment est sanctionné par une chute de popularité. La cohabitation est un drôle de duel dans lequel le premier des deux qui tire est mort. Ils sont donc contraints à un modus vivendi relativement pacifique. On peut se demander comment s’y soumettrait une personnalité comme celle de Jean-Luc Mélenchon…

Sera-t-il forcément Premier ministre

si la Nupes remporte les législatives? Le président peut tenter de nommer quelqu’un d’autre, mais il y a fort à parier, en cas de majorité absolue de la nouvelle union, qu’elle ne voterait pas la confiance que le gouvernement doit demander à l’Assemblée avant d’entrer en fonction (art. 49-1), ou qu’elle le renverserait rapidement. En 1986, les députés de la majorité de droite avaient menacé de renverser tout gouvernement qui ne serait pas dirigé par Jacques Chirac.

En cas de majorité relative, ce qui est plus probable, ce sera au parti arrivé en tête, quel qu’il soit, de former une coalition. Comme dans la plupart des pays européens ! En France, c’est presque un gros mot — nous sommes tellement habitués au scrutin majoritaire qu’on trouve normal que les minoritaires n’aient aucun pouvoir mais ailleurs c’est au contraire une preuve de démocratie, et s’il est parfois long de former des alliances, elles aboutissent souvent à des gouvernements solides. C’est une question de maturité politique, nous devons ap­prendre que la démocratie n’est pas forcément l’alternance de deux blocs, et que le compromis ne signifie pas toujours la compromission.

Vu les enjeux du quinquennat à venir, notamment climatiques, quel serait l’impact d’une cohabitation?

Le programme de La France insoumise et des écologistes est infiniment plus ambitieux sur ce plan que celui d’Emmanuel Macron. Et l’enjeu est si crucial que ce dernier aurait du mal, politiquement, à s’y opposer… Mais le principal écueil d’une cohabitation gauche-droite, c’est que l’extrême droite devient la seule alternance possible.

Quelle est la réalité du fameux « domaine réservé» du président de la République?

Inexistant dans la Constitution, il a été inventé au Congrès de l’UNR (le parti gaulliste) de Bordeaux en 1959, par Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée, pour justifier le fait que de Gaulle s’occupait personnellement des affaires étrangères et de la défense. Chaban invente cette théorie de «secteur réservé» pour légitimer les abus de pouvoir de De Gaulle, et aussi pour les circonscrire à ces deux domaines. À chaque cohabitation, il y a eu une co-gestion dans ces secteurs, sur lesquels les deux têtes de l’exécutif n’avaient pas de désaccord majeur.

Dans l’hypothèse actuelle en re­vanche, les positions sont opposées, notamment sur l’Europe et notre relation à la Russie. Or, le président est «garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité territoriale et du respect des traités» (art. 5). Si le Premier ministre envisage des violations de traités internationaux, le président sera fondé à s’interposer et on pourrait aboutir à des blocages. Ni l’un ni l’autre n’y auront intérêt politiquement, mais on imagine mal Emmanuel Macron battre en retraite sur le front européen… Quant à la puissance nucléaire, c’est un décret de 1964 qui l’attribue au président. L’usage l’a toujours respecté. Mais en cas de désaccord; le Premier ministre pourrait le contester car sa constitutionnalité est discutable : le président est le chef des armées (art. 15), mais le Premier ministre est « responsable de la défense nationale» (art. 21)…

La situation actuelle révèle-t-elle nos institutions dépassées ou, au contraire, pleines de ressources?

Autrefois, certains professeurs de droit ( des hommes) disaient aux étudiants que la Constitution est bonne fille car on peut la violer facilement. Ce genre de discours a heureusement disparu, mais beaucoup continuent de louer la souplese du texte, comme si on pouvait l’interpréter et le tordre à l’envi. Je crois pour ma part que la Constitution gagne à être appliquée à la lettre, que notre régime peut fonctionner avec des compromis et des alliances, et pas seulement avec des grenouilles qui réclament un roi comme chez La Fontaine.

La cohabitation permet un retour aux fondamentaux de notre régime parlementaire, et à l’esprit de la Ve, avec un gouvernement puissant et un président revalorisé en tant que clé de voûte des institutions. Cela ne veut pas dire qu’il décide de tout, mais qu’il veille au bon fonctionnement de l’ensemble, comme un bon père de la nation. Contrairement à une idée répandue, la toute-puissance présidentielle ne garantit pas la stabilité : depuis 1958, les gouvernements français ont duré moins de dix-huit mois en moyenne. Alors qu’en Allemagne ou en Suède, où les parlements sont puissants et les scrutins proportionnels, ils durent souvent toute la législature.

Faut-il changer de Constitution?

Il suffirait de l’appliquer vraiment ! Mais elle est tellement associée à l’idée d’un président qui dirige tout ou presque, qu’un retour en arrière semble impossible. Il faut donc sans doute procéder à certaines révisions pour rééquilibrer les pouvoirs, comme nous l’avons proposé avec Dominique Bourg et d’autres dans Pour une VIe République écologique, en 2011. La Constitution est comme un contrat de mariage : quand tout va bien, personne ne contrôle que la répartition des tâches est conforme au contrat. Mais en cas de conflit, on en revient au respect des règles du texte…


Juliette Bénabent. Télérama. 01/06/2022


4 réflexions sur “Cohabitation !

    • Libres jugements 08/06/2022 / 12h34

      Bonjour et merci Christine pour ce commentaire.
      Amitiés,
      Michel

  1. bernarddominik 08/06/2022 / 11h38

    Je dirais même que constitutionnellement c’est mieux: le président président le premier ministre gouverne

    • Libres jugements 08/06/2022 / 12h34

      Oui, c’est le principe de la IVᵉ république et… son in-gouvernance constatée…
      La proposition de « type mélenchoniste » d’une VIe constitution pourrait resoudre certains problèmes mais pas tous, chaque texte de constitution présentent ses lacunes et avantages reste à peser le pour et le contre…

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