« De toute façon, on n’est pas en démocratie !! »

Les mots sont fourbes.

Ils portent en eux la clarté autant que la confusion. Évidemment, ils sont nécessaires pour agencer nos idées, structurer nos pensées. Sinon, on pousserait des cris et des borborygmes, et nos prises de parole ressembleraient à un bruit d’évier qui se vide, tel un discours d’Alain Finkielkraut.

À force de discuter avec les gens, j’ai acquis la solide conviction qu’ils sont bien plus souvent d’accord entre eux qu’ils ne l’imaginent. Simplement, parfois, les mêmes mots ont des significations différentes ou sont parfois trop conceptuels pour résumer une opinion claire et précise.

Par exemple, le mot démocratie possède une définition qui varie en fonction de qui parle.

C’est une notion mouvante et relative. En démocratie, par rapport à qui, à quoi ? À la Corée du Nord ou à l’association « Raspoutine et macramé (1) » qui élit tous les ans sa ou son président à la suite de huit heures de débats contradictoires et un tirage au sort à la courte paille ?

Selon la définition du Larousse, la démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté émane du peuple. Problème. Qu’est-ce que le peuple? Toujours selon le Larousse, le mot peuple possède sept définitions différentes. Et cela n’est pas sans conséquences. À la moindre manifestation, chacun se revendique du peuple. N’importe quel politique prétend parler en son nom. Mais où commence-t-il ? Où s’arrête-il ? Bernard Arnault en fait-il partie ? Si non, à partir de quel moment et au nom de quoi en est-on exclu ?

Un xénophobe n’aura sans doute pas la même définition qu’un militant d’Amnesty International, qui n’aura pas la même qu’un député. De même les gens qui hurlent dans les manifestations que la France est une dictature n’auraient, dans une réelle dictature, pas pu le dire sans se prendre une balle dans la nuque. Les exemples sémantiques sont légion.

À quoi donc cela sert-il de discuter si l’on ne s’entend pas d’abord sur le sens des mots. Autant jouer aux petits chevaux avec les règles de la belote, ou manger sa purée avec des baguettes. Ça occupe, mais ça énerve.

Les mots en « isme » sont généralement une très bonne source d’incompréhension. Par exemple, le populisme qui peut être revendiqué comme un véritable mouvement qui défend les plus précaires, ou utilisé de manière péjorative pour discréditer un adversaire. Au final, personne ne sait exactement ce que cette notion recouvre. Des intellectuels, des éditorialistes, des commentateurs s’essayent vainement à nous l’expliquer.

Chacun est persuadé que sa définition est la bonne. De même que celle du progressisme. Macron, qui se considère comme tel, envoie sa police mettre des coups de couteau dans les tentes des réfugiés, et supprime les subventions aux associations qui les aident.

Est-ce cela le progrès ? Laisser mourir des gens dans la boue ? Ou est-ce du fascisme ? Tiens, un autre mot dont chacun aura une définition bien particulière. Le vrai progrès serait de bien définir les termes avant d’entamer une discussion.

Dans les « isme » superstars, le gaullsisme est quasiment indétrônable à l’approche de chaque élection présidentielle. Tout le monde essaye de récupérer l’inventeur de la Cinquième République, voire d’enfiler son costume. Comme il a été pensé sur mesure pour un seul homme, tout le monde à l’air ridicule et le terme gaulliste perd en clarté. D’ailleurs quel de Gaulle ? Celui du massacre du métro Charonne en 1961, ou celui des accords d’Évian de 1962 qui donne l’indépendance à l’Algérie ?

Un tout nouveau se fait sa place dans le champ sémantique : universalisme. D’apparence sympathique, pouvant désigner le fait que nous sommes tous des humains égaux, citoyens du monde, il est de plus en plus utilisé pour nier les oppressions. Voire comme un rejet de toutes les différences.

Quand des personnes discriminées pour leur genre ou leur couleur de peau décident de se réunir entre elles pour discuter, nombreux sont ceux qui crient au racisme en se prétendant universalistes ! « Il n’y a pas de privilège blanc », entends-je. « Parler de privilège blanc, il est là le vrai racisme ! » Encore du grand nimportequisme !

Des mots comme « fonctionnaire » sont également parmi les plus fantasmés. « Il y en a trop, ils sont payés à rien foutre », entends-je. Je demande toujours si les gens qui tiennent de tels propos veulent moins de policiers, d’infirmières, de médecins à l’hôpital public, de pompiers ?

 Souvent la réponse varie. La faute à ces mots-valises qu’on peut remplir à sa guise de frustration. « La France est un pays bolchevique », m’a-t-on affirmé un jour. Philippe Poutou tire-t-il les ficelles en coulisses ? Le camarade Vladimir Jean Ilitch Castex nous cacherait-il des choses ?

Tout semble donc une question de mesure et de définition. Or, plus les mots sont chargés symboliquement, plus ils sont difficiles à cerner. Qu’est-ce que la République ? La liberté ? La justice ? Tant de concepts qui jalonnent nos débats telles des balles lancées en l’air par un jongleur, mais jamais rattrapées. Souvent, on s’arrange avec notre propre pensée, nos propres réflexes, pour exagérer ou euphémiser.

Au Salon de l’armement, j’aime demander aux vendeurs de missiles que signifie le mot « neutraliser », qu’ils utilisent en permanence ? Ils mettent alors de longues minutes, et autant de circonlocutions, avant d’assumer qu’il correspond au simple fait de tuer. La réalité est-elle plus douce ainsi ? Aurait-on dit de Guy Georges qu’il neutralisait des femmes dans l’Est parisien ?

Idem avec le mot Défense qui désigne un arsenal ayant vocation à carboniser une fraction de l’humanité. Le langage médical est même carrément convoqué lorsque l’on parle de « frappe chirurgicale ». Arracher des jambes en donnant l’impression de les soigner. Magie de la sémantique.

Le plus beau et le pire des mots étant sans doute (2) le mot amour et son corollaire, le verbe aimer. Car on peut à la fois aimer son fils, son chien, manger des spaghettis, sa voisine de palier, couper les ailes des mouches, mépriser les autres…, etc. Et donc les applications réelles de l’amour prennent des formes souvent radicalement différentes.

Pour conclure, je crois qu’il nous manque des mots pour se comprendre tout à fait. Pour préciser, affiner notre pensée. Alors on utilise le plus proche. Et c’est ainsi qu’on perd du temps en s’écharpant pendant des heures.

On ne se méfie pas assez des mots. Et des lettres. Je rappelle qu’avec les vingt-six que compte l’alphabet, on peut écrire La Légende des siècles ou un discours de Valérie Pécresse.


Guillaume Meurice. « Les vraies gens ». Ed. JC Lattès.


  1. Très belle association (si vous aimez les intrigants russes et les créations en tissu).
  2. L’expression « sans doute » veut littéralement dire « avec doute ». La langue française nous hait.

6 réflexions sur “« De toute façon, on n’est pas en démocratie !! »

  1. christinenovalarue 21/05/2022 / 8h38

    Je te propose un nouveau mot, à titre personnel, ayant honte du pays où j’habite et des gens que je côtoie, j’ai fait sécession (sauf pour les taxes et impôts, hélas…)

    • Libres jugements 21/05/2022 / 10h58

      Ainsi Christine, tu t’es mise en retrait de l’entourage villageoise qui t’entoure; n’est-ce pas trop pesant ?
      Est-ce si facile alors que l’etre humain a besoin de se sentir entouré, accepté.
      Bonne journée,
      Amitiés.
      Michel

      • christinenovalarue 21/05/2022 / 11h26

        Je continue de faire quelques grimaces. Surtout parce que j’aime la peinture, et que j’ai besoin de partager… Ah, l’ambivalence de l’être humain…donc, ma sécession est plus morale que physique…

  2. jjbadeigtsorangefr 21/05/2022 / 11h34

    Platon le disait: »la perversité de la nation passe par la fraude des mots ». L’usage du vocabulaire politique veut qu’un plan social soit une série de licenciements, qu’une caissière une « hôtesse » de caisse et un balayeur un « technicien de surface », j’en passe et des meilleurs….La magie de la sémantique fera que que tout ce que l’on invente pour « notre bien » finit par nous coûter très cher. Vous avez dit assurance chômage? réforme des retraites? Sécurité sociale?…………………..

  3. bernarddominik 21/05/2022 / 14h05

    Avec sur 6 mandats présidentiels 5 exercés par des énarques, qui peut affirmer sans rire que l’on est en démocratie ?
    Grâce au contrôle des candidatures et des médias une oligarchie a pris le pouvoir, elle manipule l’opinion, contrôle directement quelques élections (celle des français de l’étranger), et ainsi s’assure le pouvoir.

    • Libres jugements 21/05/2022 / 15h15

      Quel rapport entre le fait qu’il y ait eu 5 énarques présidents de la république et le (ou non) exercice démocratique ?
      Quelle différence fais-tu entre démocratie et dictature ?
      Un Nord-Coréen affirmera que d’un Sud-Coréen est sous dictature… celle du fric des USA, etc. Un Sud-Coréen dira d’un Nord-Coréen qu’il est sous dictature ne peut pas voyager comme il l’entend, mais dans le même temps tous les Nord-Coréen ont un travail, un logement, des avantages sociaux que n’ont pas les Sud-Coréen… Ceci étant dit, je n’irais pas m’installer dans ces pays.

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