Quatrième soirée : l’apport de l’arabe n’est pas un hasard !
Ce soir-là, tout le monde dans le studio fit compliment à Mme Indigo de son élégance particulière.
- Oh, répondit-elle, fanfaronne, j’ai seulement fait les magasins. C’était une galère, mais si l’on veut de bons tarifs, il ne faut pas craindre les avanies. J’ai trouvé une jupe de coton orange, un gilet azur, un caban et une gabardine couleur café. Zéro retouche : quelle baraka ! Ayant porté ce barda dans un couffin je me suis reposée sur mon divan.
Et sans plus tarder, elle se tourna vers son invité, qui affichait une mine réjouie ; c’était M. Zénith : tous ces mots prononcés avec gourmandise par Mme Indigo venaient de lui.
Astronome, en même temps que mathématicien et médecin, ce très impressionnant personnage était venu présenter une langue passionnée par la science :
- Alors que votre Moyen Âge s’était complètement désintéressé du savoir grec, c’est la civilisation arabe qui l’avait recueilli, transmis, enrichi, à son plus grand profit.
Apprenez que, dès le ville siècle, on copiait des manuscrits anciens, à Damas, au Caire. L’occupation de l’Espagne par les Arabes fut décisive : au Xe siècle, la bibliothèque de Cordoue possédait autant de volumes que la ville comptait d’habitants (400 000) ; tous les savants d’Europe, chrétiens, juifs, arabes, venaient s’y instruire, intégrant à leur idiome les mots du savoir. Les Arabes avaient la passion de nommer, classer, calculer, mesurer. C’est pour cela que vous leur devez alchimie, algèbre, algorithme, arrobase, azimut, chiffre, chimie, nadir, quintal, zéro. La renommée de mes ancêtres astronomes était au zénith.
Eh oui, mon patronyme vient de l’arabe samt ar-as, « chemin au-dessus de la tête », réduit à samt. Les scribes du Moyen Âge (peu habitués à cette langue !) ont fautivement lu senit, d’où zénith. Mais attention ! Notre civilisation n’était pas riche que de savants ; elle florissait par ses artisans. Ainsi, à Cordoue, on travaillait admirablement le cuir, le cordouan, dont le spécialiste était le cordonnier, bien vite devenu le cordonnier.
Du Maroc venaient la peau de chèvre tannée, le maroquin et, plus généralement, l’art de la maroquinerie. Un art de vivre qui impressionnait les Européens : ils en empruntèrent promptement les termes. Les Arabes savaient aussi se loger confortablement (alcôve, baldaquin, divan, sofa, tabouret), prendre soin de leur corps (benjoin, hammam, henné, khôl, laque, massage, musc, santal, talc), se distraire (échecs, guitare, luth, tambour), perdre la tête (alcool, almée, haschich).
Et la table ! Cultivateurs versés dans l’art de l’irrigation, commerçants parcourant la Méditerranée, les Arabes offraient les plus beaux légumes, les fruits les plus rares, les épices les plus raffinées ; ils en préparaient des mets exquis, dont vous avez enrichi votre gastronomie en même temps que votre langue.
M. Zénith se leva, prit par le bras Mme Indigo, et, suivi par les caméras, l’entraîna dans un coin du studio où les attendait un festin délicat :
- Nous commencerons par un plat de légumes (artichaut, aubergine, épinard, potiron) parfumés au safran, au cumin, à l’estragon. Ensuite ce sera le couscous et le tajine. En dessert, un sorbet accompagné de massepain, une cassate, ou tout simplement une tranche de pastèque, une orange. Nous boirons du sirop, de la limonade en carafe. Et pour conclure, un bon café (du moka), avec ou sans sucre.
M. Zénith y joignit quelques autres nourritures :
- On retrouve aisément les emprunts à l’arabe, quand ils sont précédés de l’article al’ alambic, alcool, alcôve, algèbre, almanach. Al-karchuf a donné l’italien (lombard) articcioco, où les Français ont entendu artichaut. Et que dire de l’amiral, venu de l’arabe emir al bahr, « prince de la mer », dont les Français n’ont gardé que le début, emiral, « prince de la » ! Il est vrai qu’amiral rejoignait ainsi le maréchal et le sénéchal, d’origine germanique : les forces armées sont cosmopolites !
- On les reconnaît bien là ! Les langues empruntent sans scrupule, elles altèrent sans réticence, elles font vocable de tout bois.
- Bien d’accord avec vous, madame ! Regardez la balance dite romaine. En fait, elle est arabe : le mot vient de rommâna, « balance » : la balance rommane a été reconstruite en romaine. Ainsi, chiffre et zéro viennent du même mot arabe, sifr, qui signifiait « vide » ; mais ils ont pris des chemins différents.
Sifr a donné, d’une part, le latin médiéval cifra, puis le français chiffre ; d’autre part, il a été emprunté par l’italien (langue des banquiers, au Moyen Âge), sous la forme zefiro, réduite à zero, passé en français. L’arabe de ce temps-là était par nature passeur. Avec un terrain de jeu idéal : la Méditerranée. Plaque tournante entre l’Orient et l’Occident, lieu de tous les échanges. L’apport de l’arabe n’est pas un hasard (az-zahr, « jeu de dés »). Alambic nous vient-il de l’arabe al-‘anbîq, « le vase » ? En fait, il l’a emprunté au grec ambix, « vase à distiller ». L’azur vient du persan, via l’arabe et le latin médiéval ; l’orange est un mot sanskrit, devenu persan, puis arabe, puis italien…
Pour ponctuer ses propos, M. Zénith sortit de sa poche un abricot.
- Les Romains adoraient ce fruit délicat, qui avait, outre son goût, l’avantage de mûrir tôt ; ils l’avaient donc nommé praecoquum, « précoce ».
Les Grecs adoptèrent le terme, sous la forme praikokion, et emportèrent ce fruit en Syrie, où les Arabes le cultivèrent à merveille. De praikokion ils firent, en ajoutant leur article, al-barquq et introduisirent le fruit en Espagne, où il devint le catalan albercoc, puis le français abricot.
- Décidément, pas plus voyageurs que les mots ! conclut Mme Indigo. Pour le plus grand bénéfice des langues. Ils ne parcourent pas seulement les mers. Ils franchissent les montagnes, à commencer par les Alpes ! Je vous souhaite de beaux rêves d’Italie :- c’est avec elle que nous avons rendez-vous demain.
Erik Orsenna/Bernard Cerquighlini. « Les mots immigrés ». Ed Stock