Néovieux monde et renouvellement !

On finit par ne plus savoir qui est quoi ?

Quand un banquier d’affaire devient président, quand les mêmes personnages naviguent indifféremment des postes de pouvoir économiques aux postes de pouvoir politiques, quand par suite les conflits d’intérêts se répandent comme le mildiou ou le phylloxera, et désormais quand des cabinets de consulting prennent en main les politiques publiques : État ? Capital ? Étapital ? Ultra-néolibéralisme ? Les mots commencent à manquer.

Les mots peut-être, mais pas les petits noms.

On connaît celui de McKinsey : la Firme.

La Firme c’est aussi le petit nom que s’est complaisamment donné le quarteron de têtes à claques en chaussures pointues qui a entouré Macron en 2017. La coïncidence évidemment ne doit rien au hasard. Dans l’indistinction générale, c’est aussi le même imaginaire d’une pauvreté affligeante qui circule d’un bord et de l’autre.

En réalité c’est un peu davantage. « La Firme » est, sinon le nouveau nom, du moins le nouvel état rêvé pour la société. Expérimentée d’abord dans des communautés d’élite, la forme « Firme » est envisagée pour la communauté tout entière.

On a pu entendre des analyses s’attarder sur le « vide » du discours de Macron, voire son « absence d’idéologie ». Ce sont des diagnostics aussi faux que dangereux. Le hurlement du « projeeeet » était grotesque mais n’était pas vide de contenus. Aucun de ceux-ci n’étant présentable, il importait évidemment de les recouvrir avec des mots qui ne disent rien — mais la logomachie est une seconde nature pour les chaussures pointues qui sortent de Sciences Po ou de HEC. Or il y a un projet : faire de nous des sujets de la Firme.

On connaissait la forme classique de la mise à disposition du capital : l’exploitation comme salarié. Le néolibéralisme en aura ajouté une autre, au moins aussi violente : la démolition comme usager.

Il ne faut pas s’y tromper : la démolition n’est qu’une autre forme de la mise à disposition — en fait son préalable. Si bien que le capital a désormais ses deux voies : la voie directe des salariés, exsanguinés pour « l’actionnaire » ; la voie indirecte des usagers, abandonnés pour « les investisseurs » — ces bienfaiteurs qu’on n’en finira jamais de remercier pour accepter de suppléer notre impéritie en souscrivant les titres de la dette publique.

Et que nous serions de parfaits ingrats à ne pas les contenter en tout : en acceptant de convenir avec eux que « l’État vit au-dessus de ses moyens » et qu’il va falloir en rabattre de nos habitudes de nababs. En fermant des écoles, des hôpitaux, des crèches, des bureaux de poste, des tribunaux — caprices de nababs. Et en soumettant ceux qui restent à de légitimes rigueurs, en fait même : aux évidences de la simple rationalité. Néomanagériale.

Or, énorme surprise, cette rationalité-là, celle des « investisseurs », est formellement la même que l’autre, celle de « l’actionnaire ». Dans l’un et l’autre cas, elle commande de réduire l’argent — quand il va à la population.

Ici, plans sociaux, délocalisations, déréglementations et compression des masses salariales. Là, plans d’économie, fermetures générales, et application du même knout productiviste pour faire toujours plus avec toujours moins. Maximisation des cash-flows récupérables par le capital, soit directement via les dividendes, soit indirectement via l’appréciation des cours de la dette publique dans les marchés de taux.

Et maintenant, de surprise en surprise : au bout des deux canalisations, une seule entité, le capital financier. L’unique instance véritablement directrice dans le monde de la Firme, l’unique dépositaire de ce que ses sujets sont invités à reconnaître comme « la rationalité ». Au nom de laquelle, les cabinets de conseil prennent possession de la conduite des services publics.

[…]

 Deux voies sans doute, mais une seule porcherie en bout de course — où l’on se « goinfre » de cash avec des restes d’humains broyés dedans.

[…]


Frédéric Lordon – Le blog du Monde Diplomatique. Source (Extrait/Lecture libre)


  1. La Direction interministérielle à la transformation publique, comme son nom l’indique, cultive et la promesse de la « transformation » permanente et, partant, celle des contrats de « conduite du changement » permanents. Avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de Sarkozy, la DITP est par excellence le lieu de la conversion de l’État à la rationalité néomanagériale.

Lire « Feu sur les libertés », Manière de voir, n° 182, avril-mai 2022, en kiosques.


Une réflexion sur “Néovieux monde et renouvellement !

  1. bernarddominik 03/04/2022 / 12h59

    Oui, mais c’est le comble du capitalisme de vouloir appauvrir ceux qui l’enrichissent: que seraient toutes les entreprises, L’Oréal, LVMH, AL, BNP-PB, Apple, sans les consommateurs ?
    Cela montre bien que le capitalisme est anti économique. Vouloir détruire la poule aux œufs d’or, c’est tout de même un comble.
    L’idée de la social démocratie d’un partage entre actionnaires et travailleurs s’est avérée utopique, quant à l’idée libérale de faire des travailleurs des actionnaires elle s’est avérée encore plus utopique, alors que reste-t-il ?

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