Mourir pour la patrie

… ce n’est pas qu’une vaine pensée…

Les grandes hécatombes du XXᵉ siècle, les sombres délires du nationalisme ont donné un caractère ambigu à la célébration de la mort pour la patrie.

[…] Aux Ukrainiens qui se battent aujourd’hui contre une armée étrangère, il est impossible de dénier la motivation patriotique. Le scepticisme devient dérisoire devant l’acceptation de la mort. Comment contester à des morts le sens qu’ils ont donné à leur combat ?

On doit à Thucydide, citant le grand stratège Périclès, la première expression formalisée du « mourir pour la patrie », expression qu’on trouve très succinctement mais tragiquement sur les stèles à la gloire des morts de la cité (1). Périclès avait été désigné pour prononcer, conformément à la tradition, l’éloge funèbre des premiers morts de cette guerre d’un quart de siècle.

Protégés par leurs remparts, les Athéniens avaient assisté au pillage de leur territoire par les armées spartiates et leurs alliés. Tragique épreuve où toute la population devait se replier derrière les murs, et assistait, impuissante, à la destruction des récoltes et des maisons. Pourquoi s’infliger une telle épreuve ? Dans son discours, Périclès donna un sens à la guerre, un sens qui seul pouvait justifier d’y sacrifier sa vie.

Les hoplites tombés sur le champ de bataille en Attique et ailleurs étaient morts pour leur patrie, dit Périclès, dessinant les qualités qui justifiaient ce sacrifice. […]

L’invasion par l’armée prussienne du duc de Brunswick menaçait la population parisienne d’un massacre. Le chant de guerre de l’Armée du Rhin, devenu la Marseillaise, résuma le sens pris par la patrie, désignant ici le territoire d’un État sans doute, mais aussi les maisons, les terres agricoles, les épouses et les enfants.

En 1792, la menace était réelle. La patrie concrète était celle de la nation, de la province — appelée souvent la « petite patrie » —, de la ville ou du village, de la propriété et des familles, et cette patrie qu’on pourrait dire charnelle donnait une légitimation multiple et absolue au sacrifice patriotique.

Avec l’invasion, matérialisée par le franchissement d’une frontière, la mauvaise conduite des envahisseurs redouble le crime et achève de marquer leur cause comme mauvaise.

[…]

La célébration de la mort patriotique a été forcément perçue sur le mode de l’efficacité par les hommes de guerre ; perçue comme un moyen, et comme telle galvaudée. Soit pour se l’approprier, soit pour la dénier à l’adversaire. Quitte à introduire de la confusion, un relativisme dans des causes opposées, qui s’annuleraient. On sait qu’un pacifisme extrême a de cette manière résolu ses ambiguïtés : « La guerre à la guerre », l’adage lancé par cette mouvance, n’a toutefois guère résisté aux horreurs de la seconde guerre mondiale. Depuis lors, la guerre est devenue en partie une confrontation des langages qui couvrent ses propres combattants d’héroïsme et ses ennemis d’opprobre.

[…]

On continue encore dans biens des armées du monde à faire peu de cas de la vie des hommes, de ses hommes. La question s’était déjà posée dans les pires conditions de la seconde guerre mondiale. […]

La mort héroïque est réservée aux bonnes causes et ce fut une erreur de confondre la mort pour la patrie avec la bravoure. On s’éloigne un peu plus de la représentation aristocratique du panache ou du morceau de bravoure dans le combat. Dans la cité démocratique, la mort est moins glorieuse et plus ordinaire, elle touche des individus quelconques, anonymes mais qui savent pourquoi ils se battent, contrairement aux mercenaires imbéciles ou aux soldats dévoyés par les mauvais chefs et les mauvaises causes.

Ainsi s’est construite un vision clarifiée de la mort patriotique assez simple pour résister aux falsifications des chefs de guerre cyniques. Une vision qui conjugue le statut d’agressé et de résistant conscient de sa cause et des risques. Les armées d’invasion ne peuvent y prétendre.


Alain Garrigou. Le Blog du Monde Diplomatique. Source (Extraits)


  1. Thucydide, La guerre du Péloponnèse, et Nicole Loraux, L’invention d’Athènes, Paris, Payot, 1993.
  2. Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1989.
  3. Ernest Kantorowicz, Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984.
  4. Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, 2003.

Une réflexion sur “Mourir pour la patrie

  1. jjbadeigtsorangefr 23/03/2022 / 9h09

    La mort pendant la guerre, quel que soit le motif, est une mort de trop d’autant qu’elle ne choisit pas ses victimes.
    Pourquoi est morte cette fillette dans les bras de sa grand-mère ?
    Guerre à la guerre est un long combat, malheureusement pas toujours gagnant, comme tous les combats, mais il doit perdurer et s’amplifier si l’on veut un jour un monde de frère et non de concurrents.

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