« Ne restons pas indifférents au bruit haineux qui monte » S. Ledoux

Présidentielle : alors, cette campagne ?

Sébastien Ledoux. Près de chez moi, dans un passage étroit peu emprunté de la ville, il y a […] un « journal mural » local où l’on arrive encore à lire les mots « démocratie », « communiste », « écologie », et où l’on peut apercevoir la photographie d’un graffiti portant comme inscription « Un notre monde ».

Il est tentant d’y voir la trace de trois grandes utopies émancipatrices […], formulées successivement depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, en état de décomposition dans cette campagne présidentielle de 2022. Car le bruit furieux qui les recouvre parle d’« un notre monde » bien différent : celui où Pétain aurait protégé les Juifs français au cours de la Seconde Guerre mondiale, où le capitaine Dreyfus aurait été coupable, où la Révolution française n’aurait été que violences et crimes, où Maurice Audin aurait mérité d’être exécuté pour avoir trahi la France pendant la guerre d’Algérie, où la première croisade serait une victoire française qui aurait sauvé l’Europe chrétienne (voir l’opuscule Zemmour contre l’histoire d’un collectif d’historiens,paru en février chez Gallimard).

« Un notre monde » tissé d’une histoire fallacieuse mobilisée pour projeter un passé, apparemment réconfortant pour certains, mais d’une violence extrême et qui ne peut que préparer les esprits à d’autres violences sur des populations vivant en France aujourd’hui.

 « Un notre monde » débarrassé de ses « impuretés », unifié dans un entre-soi historique où chacun retrouverait enfin sa place dans ou en dehors de ce récit-frontière sanctuarisant une nation française homogène idéalisée… qui n’a jamais existé.

Le bruit de ce « notre monde » que j’entends au loin utilise l’Histoire pour mieux la tordre dans le sens d’une utopie régressive.

Ne restons pas trop indifférents à ce bruit. Car ce même bruit a mis au pouvoir contre toute attente il y a cinq ans un populiste raciste et sexiste dans l’une des plus vieilles démocraties du monde, les États-Unis ; un bruit qui n’a pas cessé d’émettre outre-Atlantique malgré une défaite électorale, prêt à prendre sa revanche. Le bruit de ce « un notre monde » que j’entends dans cette campagne présidentielle française, c’est la promesse, comme une consolation, de sauver une « France éternelle » menacée de disparition ; c’est une défiance haineuse pour tant d’Autres de notre passé national comme de notre présent.

Et pourtant il y a tant à dire de notre passé foisonnant ; tant à raconter sur ces femmes et ces hommes qui ont lutté, malgré les adversités, pour inventer et établir des biens communs (justice, égalité, liberté, solidarité, environnement) au cours de notre histoire nationale ; des biens communs inclusifs toujours à repenser, réinventer et élargir collectivement pour nous – car « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (René Char).

[…]


Sébastien Ledoux est historien (Université Paris I-Panthéon-Sorbonne / Centre d’histoire sociale des mondes contemporains) et spécialiste des enjeux contemporains des mémoires. Il est l’auteur du Devoir de mémoire. Une formule et son histoire (CNRS Éditions, 2016) et de La Nation en récit (Belin, 2021). Télérama – Source (extraits)


5 réflexions sur “« Ne restons pas indifférents au bruit haineux qui monte » S. Ledoux

  1. bernarddominik 21/02/2022 / 08:05

    Je reprendrai légèrement modifiée cette phrase de G Clemenceau sur la justice militaire  » l’histoire vue par Zemmour est à l’histoire ce que la musique militaire est à la musique ».

    • jjbadeigtsorangefr 21/02/2022 / 16:53

      Zemmour n’est qu’un étron enfanté par Bolloré pour faire croire aux pauvres que la misère dans laquelle ils vivent n’est pas due aux voraces qui accaparent les richesses créées. C’est le denier du trou du cul du milliardaire. Tirez la chasse…

  2. Pat 21/02/2022 / 20:02

    Indifférence… Ce qui est écrit sur ce mur, c’est… de l’histoire contemporaine, de la culture… qui a suscité un jour un intérêt, mais aujourd’hui ?
    Je travaille aujourd’hui dans une entreprise d’insertion avec des jeunes, parfois de niveau bac.
    Je suis complètement atterré de voir qu’ils n’ont aucune idée de ce qui est inscrit sur un tel mur ! Un niveau de connaissance sur l’histoire contemporaine proche du zéro pointé ! et question culture n’en parlons pas…
    À part le rap…
    Ils n’iront pas voter et leur intérêt pour ce qui dépasse les vingt dernières années est quasi nul. (Ils sont avec moi en tant que TIG pour s’être bagarré, avoir dégradé du matériel public ou trafiqué…). Une minorité ? J’espère…
    Pourtant, il me semblait que le bac était le même pour tous et s’ils ne l’obtiennent pas, ils ont tout de même suivi le cursus et représentent aussi l’avenir.
    A moins… suis-je ignare, que ça n’ait pas d’importance ? Qu’ils possèdent une culture plus vaste d’horizons…

    • Libres jugements 21/02/2022 / 21:31

      Merci Pat pour cet éclairage.
      Sommes-nous étonné alors que l’éducation nationale se vante de préparer les jeunes étudiants à servir l’entreprise ? Il ne s’agit surtout pas de permettre la réflexion, l’envie d’évolution.
      Cordialement,
      Michel

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