C’est comme une démonstration a fortiori : soit un quotidien de référence […] mais dans lequel on prend ce qu’il y a de mieux, un journaliste « sciences » qui dénonce le massacre néolibéral de la recherche et de l’université, combat les faux rationalistes vendus aux entreprises… et maintenant fait un sort aux frauduleuses promesses de l’innovation capitaliste qui nous sauvera du désastre climatique.
Que Stéphane Foucart écrive pareilles malséances dans Le Monde, […] est en soi un petit événement. […] .
Quand Stéphane Foucart nous met sous les yeux le miroir aux alouettes des « solutions technologiques » que le capitalisme compte apporter au changement climatique, la pensée, qui devrait logiquement se rendre à la mise en cause du capitalisme, se met à hoqueter et finit par caler : il ne sera plus question que d’en appeler à « des évolutions sociales et culturelles » et « une transition vers [d’autres] modes de vie ». On fera difficilement plus vague.
Le vague, c’est la cause jamais nommée, en fait jamais identifiée comme telle, de ce nouveau mélange de réalité et de tarte à la crème, promis à une belle carrière dans les médias : « l’éco-anxiété » (transformer un morceau de réel en tapioca gélatineux : leur grande passion).
Que (dans certains groupes sociaux qu’épargnent des angoisses plus urgentes) la perspective du désastre climatique mette dans des états anxieux, que le périmètre des personnes en proie à ces états puisse croître du train où vont les choses, ça c’est le morceau de réel. Et maintenant ce qu’en font les médias (déjà sur les rangs, France Info, France Culture, confiance ils vont tous y venir) : une gelée tremblotante comme un flan industriel où l’on trouve mélangés tous les lieux communs vides dans lesquels erre immanquablement le discours du « climat » tant que la question du capitalisme lui demeure inaccessible.
Synthèse parfaite sur France Culture qui, aux « évolutions culturelles » et aux « modes de vie » du Monde, ajoute « les jeunes floués par les adultes » et les incertitudes de l’« appel aux dirigeants ».
Comme en bien des domaines, […] le recodage générationnel est l’asile de l’ignorance politique, donc ici de la reddition inconsciente au néolibéralisme. Les médias ont commencé à penser en « générations » du moment où le débat intellectuel a cessé de penser en classes et en lutte de classes. […]
Quant à « l’appel aux dirigeants », disons qu’il est promis au même succès que d’aller se taper le cul sur le perron de l’Élysée en espérant que ça fasse des étincelles. […]
Il est bien certain en tout cas qu’envoyée dans de pareilles impasses, « l’éco-anxiété » n’est pas à la veille de désarmer. […] L’anxiété, l’angoisse, viennent de pressentir un péril mais dont on ne sait pas exactement d’où il vient, quelles en sont les causes, donc a fortiori comment s’en défendre. L’éco-anxiété, c’est de voir venir le désastre climatique mais de ne pas avoir la première idée claire ni de quoi il procède ni d’à quoi s’attaquer. Tant que le débat en restera à des énoncés aussi indigents que « les jeunes générations flouées », l’appel « aux dirigeants » ou aux « évolutions culturelles », les individus pourront se débattre encore longtemps dans le sentiment (bien-fondé) d’une menace pressante, en elle-même convenablement identifiée, mais de forme inconnue quant à ses causes, et partant sans la moindre perspective d’organiser une action pour la combattre. […]
On n’en sortira qu’avec une idée claire des causes, […]. L’idée, c’est le capitalocène — et non l’anthropocène —, c’est que l’écocide est capitaliste, qu’il n’y aura pas de solution capitaliste à l’écocide capitaliste, par conséquent que la seule réaction de défense à monter doit être dirigée contre le capitalisme.
[…]
Maintenant il va donc falloir le dire, et du seul dire capable d’armer une réponse à la hauteur : dans la dévastation en cours, c’est le capitalisme qui est en cause, et c’est du capitalisme qu’il faut sortir.
Toute solution d’atermoiement, toute solution de compromis avec la puissance destructrice nous reconduira à la destruction. Le plus souvent elle sera répétée, le plus tôt l’idée s’imposera, et le plus vite la résolution se formera. C’est dire la responsabilité, ou l’irresponsabilité de ceux qui, en position de le dire, éludent plus souvent qu’à leur tour. La glorification du « vivant » qui ne débouche pas immédiatement sur une mise en cause de la puissance biocide est une collaboration qui s’ignore.
[…]
Pourquoi faut-il « le dire » ? […]
Parce que c’est la seule chance d’échapper à la malédiction de Fredric Jameson, au terme de laquelle « il est plus facile de penser la fin du monde que la fin du capitalisme ». C’était vrai. Il faut que ça ne le soit plus. Et nous vivons peut-être un intéressant moment où c’est en train de commencer à ne plus l’être. Mais pour qu’il en soit pleinement ainsi, il faut rendre la fin du capitalisme figurable, et pour commencer pensable — c’est-à-dire la tirer de la forclusion radicale où l’enferme toute l’organisation du débat public par les puissances capitalistes ou para-capitalistes : politiciens, médias, experts, éditorialistes, etc. Or ici on ne fera sauter la forclusion que par la répétition, caparaçonnée de conséquence : il y a un écocide ; il est capitaliste ; il est sans solution capitaliste ; donc…
[…]
Frédéric Lordon – Le blog du « Monde Diplomatique ». Source (extraits-normalement lecture intégrale possible et que nous vous recommandons !)
- Lire Evelyne Pieiller, « De si gentils artistes gouvernementaux », Le Monde diplomatique, décembre 2021.
- Accessoirement, je lui dois le titre de Figures du communisme. Un extrait de cet ouvrage, né sur ce blog, a été publié dans Le Monde diplomatique de mars 2021 : « Pour favoriser une entente des luttes ».
Pas de progrès en matière d’écologie tant que la loi du fric dirigera notre société.
Du fric, du fric et après nous le déluge.
Certains auront peut-être les moyens d’aller s’installer sur Mars…