Je ne suis pas de ceux qui trichent avec l’univers
J’appartiens tout entier à ce troupeau grandiose et triste des hommes
On ne m’a jamais vu me dérober à la tempête
J’ai battu de mes bras chaque fois l’incendie
J’ai connu la tranchée et les chars
J’ai toujours dit sans prudence au grand jour mes pires pensées
Et je ne me suis pas retiré quand on est venu me cracher au visage
J’ai vécu le front marqué
J’ai partagé le pain noir et les larmes de tous
Je ne suis monté qu’à mon tour sur le contre-torpilleur
Qui m’arrachait à ma terre envahie
J’y suis revenu sur un vaisseau lourd à couler sous le poids des tabors
Où sur le pont les grands guerriers de l’Atlas chantaient de monotones mélopées
J’ai pris ma part d’amertume
J’ai porté mon lot de malheur
Et pour moi cette guerre n’a jamais fini
Quand sont toujours écartelés les membres de mon peuple
L’oreille collée à la terre il me parvient encore
De terribles soupirs lointains qui traversent la chair d’un monde sourd
Je ne connais pas le sommeil et quand je fermerai les yeux ce sera pour toujours
N’oubliez pas cela
Mais l’histoire du siècle et la plaie affreuse des temps
Lèpre ou choléra scorbut ou famine
Ni les sanglants labours dans le pas des armées
Ni les bras déchirés aux rames des galères
L’homme et la femme bafoués dans leur langue et dans leurs entrailles
Toute grandeur pervertie et les mots insolemment retournés contre la bouche
Toute musique insultée
Toute lueur payée au prix de l’oeil
Toute caresse du poing coupé
Tout cela peut à la rigueur se comparer à l’expression de mon visage
Au tremblement de ma paupière
Au petit muscle sautant sous la peau de ma joue
Aux gestes de mon corps
Au genou qui plie aux cris arrachés à la sécrétion des larmes
À la fièvre qui me secoue À la sueur de mon front
Mais il y a sous le cuir de ma face et les lanières tannées de mon apparence
Autre chose sans quoi je ne serais que pierre parmi les pierres
Un grain dans le blé des silos
Un chaînon de ma propre chaîne
Autre chose comme le sang qui circule et le feu qui dévore
Autre chose comme au front l’idée
Comme à la lèvre la parole
Comme le chant à la poitrine
Comme le divin souffle deviné de la vie
Il y a ce qui est ma vie
Il y a toi ma tragédie
Mon grand théâtre intérieur
Et précaire sur nous quand se referme la porte de la rue
Alors obliquement dans la puissante embrasse d’or du silence
Se lève enfin le grand frémissement rouge du rideau
Louis Aragon – Extrait du recueil de poèmes « Elsa »
Bonjour Michel.
Superbe!
Bon après-midi.
Amicalement.
MTH.
Merci Marie pour ton commentaire.
Bonne journée à toi et ta famille.
Amitiés.
Michel