Toute croyance est globalement dangereuse.

Il y aurait dans le monde plus de 10 000 religions et une infinité de croyances ésotériques ou de superstitions.

On estime que la proportion de croyants dans la population mondiale s’élève à 85%. L’athéisme et le scepticisme sont minoritaires, un îlot de résistance à tous les charlatanismes plus ou moins dangereux.

C’est l’une des thèses développées par Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille, dans son livre Pourquoi croit-on ? Un essai qui explique dans le détail les processus psychologiques et cérébraux conduisant l’immense majorité des humains à croire. Passionnant et essentiel.

CHARLIE HEBDO: Pourquoi la croyance est-elle si répandue dans le monde?

Thierry Ripoll : La croyance est inhérente au système cognitif humain. Notre cerveau a évolué pour nous permettre de traiter efficacement les informations issues de notre environnement. Cela nous a conduits à inventer la science, la philosophie, l’art, les démocraties, la bombe atomique aussi. Mais cette puissance cognitive phénoménale est également associée à une propension irrésistible à produire des fictions et, parmi elles, des croyances infondées qu’on ne peut soutenir ni théoriquement ni empiriquement… On ne peut s’en empêcher, et ce dès l’enfance. Contrairement à la plupart des animaux – même les chimpanzés, qui sont nos plus proches cousins -, l’humain est convaincu de l’existence d’un monde invisible et pourtant fondamental. C’est ce que j’ai appelé l’« obsession du monde caché ». Des principes obscurs régiraient le monde proximal, celui auquel on est confrontés au quotidien. La caverne de Platon, c’est déjà cette intuition. La religion aussi. Selon le psychologue américain Jesse Bering, la croyance est donc quelque chose de naturel pour l’homme.

Si la croyance est normale pour le cerveau humain, être athée serait alors anormal?

L’athéisme est une singularité. Sous l’Empire romain, au Moyen Âge ou à la Renaissance, il est fort probable que les croyances religieuses étaient adoptées par 100 % de la population. C’est relativement récent d’observer que des gens doutent de l’existence d’un dieu créateur. Il y a quelques penseurs grecs ou romains qui se sont interrogés, mais l’opposition à la croyance divine est quelque chose qui apparaît véritablement au siècle des Lumières et qui ne concerne que quelques pays. C’est extrêmement marginal.

Dire que la croyance est naturelle permet-il encore la critique?

Bien sûr ! Et c’est tout l’objet de ce livre. Ce n’est pas parce que quelque chose est naturel qu’il faut l’accepter sans réfléchir ou lui reconnaître une quelconque légitimité. Après tout, la violence aussi est naturelle, mais la vie en société l’interdit, heureusement. La croyance est donc un produit naturel du cerveau humain, mais ce n’est pas pour autant qu’elle joue un rôle positif dans l’histoire de l’humanité.

En lisant votre livre, moi qui me revendique comme athée, j’ai été troublée de voir que je pouvais conserver un fond de superstition. Comment expliquer cette dualité?

Notre cerveau peut fonctionner de manière analytique ou intuitive. Lorsque vous réfléchissez à la religion, vous raisonnez dans un cadre académique (vous avez sans doute lu, étudié le sujet), activez votre système analytique et rejetez cette croyance parce qu’elle ne vous paraît pas crédible. En revanche, quand il s’agit du quotidien et de toutes les croyances qui y sont spontanément associées, vous ne mettez pas en oeuvre ce type de réflexion et d’analyse. Votre système intuitif prend le relais, et ce dernier est producteur de croyances. Les croyances présentes à l’état brut s’expriment alors librement, presque malgré vous. Mais vous n’êtes pas la seule, rassurez-vous. Quand je demande à mes étudiants de dire la phrase «j’aimerais que mes parents meurent», la plupart s’y refusent car ils ont du mal à s’affranchir de la peur selon laquelle pensées ou paroles pourraient agir sur le réel. Ils sont victimes d’une pensée magique. Même si, rationnellement, on semble résister à une croyance magique, dans certaines situations, de stress par exemple, ces croyances archaïques peuvent émerger sans prévenir et s’imposer à nous. Personnellement, comme je travaille et réfléchis sur ces questions, je suis un sceptique radical et ça ne me pose aucun souci de formuler des phrases horribles de ce type. (Rires.)

Et quid de notre entourage, de notre environnement, dans le fait de croire?

Le fonctionnement neurocognitif permet d’expliquer comment se mettent en place les croyances, mais le fonctionnement du cerveau dépend aussi de paramètres sociétaux qu’on ne peut ignorer, car ils jouent un rôle fondamental. C’est pourquoi le niveau de croyance varie considérablement d’une société à une autre, bien que nos cerveaux fonctionnent tous à peu près de la même manière. Vivre dans une théocratie ou dans une société libérale, ce n’est pas du tout la même chose. On sait que les meilleurs prédicteurs de la croyance religieuse sont la localisation géographique et l’éducation familiale. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que selon l’environnement social ou culturel, ce sera soit le système analytique, soit le système intuitif qui sera mobilisé. Ainsi, le stress est le vrai carburant du système intuitif. C’est aussi comme ça que j’aborde la question du complotisme, qui est une croyance comme une autre, avec en plus une composante paranoïaque. Dans une société qui produit inégalités, précarité, perte de contrôle ou de sens, des individus se sentent en danger, ce qui booste leur système intuitif et renforce tous types de croyances, dont le complotisme.

On est donc plutôt mal barrés!

Je crains effectivement que les croyances ésotériques, complotistes et religieuses aient de beaux jours devant elles. Au stress provoqué par nos sociétés néolibérales s’ajoute la difficulté croissante pour un humain de faire le tri entre les informations nombreuses et souvent erronées qui nous parviennent. Et compte tenu du climat de défiance qui s’observe vis-à-vis des institutions, des journalistes, des scientifiques, il ne faut pas s’étonner que le niveau de croyance totalement délirant aille en s’accentuant et plonge nos sociétés dans un inquiétant relativisme.

Étymologiquement, la religion «fait du lien». Vous parlez, vous, d’« altruisme paroissial», mais, en réalité, la religion n’est-elle pas plutôt excluante?

C’est certain. L’altruisme paroissial est toujours associé à une très grande hostilité envers les gens qui sont à l’extérieur du groupe. C’est aussi ce que l’on retrouve dans le populisme d’extrême droite, qui joue sur cet archaïsme. On est entre nous, on est une fratrie, mais bien sûr on est agressés par quelque chose qui est à l’extérieur, donc il faut l’éliminer.

En cela, les religions sont plus dangereuses que de penser qu’un chat noir porte malheur, non?

Oui. Sauf pour le chat, peut être! C’est vrai qu’il y a des tas de croyances qui n’ont aucune portée, ni métaphysique ni sociétale. Si vous croyez qu’en touchant du bois votre vœu sera exaucé, ça n’a guère d’impact sur les autres. Par contre, la croyance religieuse, elle, est autrement plus redoutable, puisqu’elle correspond à une vision du monde, mais aussi à ce qu’il doit être. Elle a une puissance normative et morale qu’il convient d’imposer aux autres. Et comme, en plus, elle constitue un lien très fort entre les individus d’une même religion et une frontière vis-à-vis des autres, elle participe à la cohésion à l’intérieur du groupe tout en générant une l’hostilité vis-à-vis des autres. Je ne nie pas que la croyance puisse présenter quelques avantages pour des individus, mais pour moi, une croyance est globalement dangereuse. Car si vous développez une croyance infondée, vous vous trompez sur le réel et risquez de prendre des décisions préjudiciables à vous ou aux autres. Ce livre, je l’ai pensé comme une mise en garde, une manière de dire : soyez vigilant.


Thierry Ripoll, Professeur de psychologie cognitive — Propos recueillis par Natacha Devanda – Charlie Hebdo – 26/01/2022


8 réflexions sur “Toute croyance est globalement dangereuse.

  1. clodoweg 02/02/2022 / 18h59

    Et attention aux petits dieux de pacotille auxquels croient les athées ; La Race, la Nation, la Patrie, le Peuple, le Parti.
    Ou même le dernier téléphone de chez Apple !

    • Libres jugements 02/02/2022 / 20h23

      Ah tiens, les athée seraient des décervelés, v’là t’y pas (Rire)
      Cordialement
      Michel

  2. Pat 02/02/2022 / 22h14

    Bof…Mes respects mais rien de nouveau dans cette vue marxiste des choses, outre le fait qu’il l’adapte au complotisme ce qui ferait plaisir somme toutes aux régnants. Même l’athéisme (que je respecte aussi) est une croyance quand cette position repose sur des bases scientifiques fragiles et incertaines. Le croyant n’a pas non plus que des croyances, c’est réducteur. Il peut avoir aussi avec sa foi quelques bons arguments pour la justifier. L’important, c’est ce qui nous unit : la recherche de la vérité avec tolérance et sans dogmatisme.

    • Libres jugements 03/02/2022 / 9h51

      Bonjour Pat.
      Pas trop d’accord avec : « cette vue marxiste des choses »… non pas que je sois un adaptateur forcené de Marx simplement que je ne décèle pas dans l’article d’opposition systématique à la religion quelle qu’elle soit au sens où l’exprimait le bon vieux Karl. Mais, bien sûr, c’est ma lecture et tout autre peut avoir une autre impression. De ton commentaire je retiens la phrase terminale: « l’important, c’est ce qui nous unit : la recherche de la vérité avec tolérance et sans dogmatisme ».
      Cordialement,
      Michel

  3. allanivarsson 04/02/2022 / 1h30

    Unfortunately, the book Thierry Ripoll « Why do we believe? » is only available in French. I tried Amazon for an English copy wanting to read his book.

    • Libres jugements 04/02/2022 / 10h41

      Sorry I am unable to translate thierry Ripoll’s entire book.
      Thank you for your interest in this blog.
      Kind regards
      Michel

  4. allanivarsson 04/02/2022 / 21h18

    Libres, understood. Take Care.

    • Libres jugements 05/02/2022 / 10h12

      Thank you for this message and for taking the trouble to translate
      Kind regards
      Michael

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