L’actualité internationale n’est plus traitée par les journaux télévisés…

… les événements hors de France, ne garantiront pas l’audience pour les chaînes, assurent les patrons et responsables éditorialistes. En réalité l’équation est simple, moins de téléspectateurs présents, ce seront des minutes de publicité qui seront financièrement dévaluées sur les programmes qui suivent… rentabilité d’abord. MC.

Faudra-t-il qu’une guerre mondiale éclate pour que les grands médias audiovisuels français questionnent les candidats à l’élection présidentielle sur la politique internationale ?

L’insistance sur les contraintes liées à la mondialisation a beau être devenue obsessionnelle, le traitement accordé aux autres pays n’a cessé de se dégrader (en temps comme en qualité).

Présenté par Gilles Bouleau, le « 20 heures » de TF1 du 17 septembre 2021 est entièrement consacré à la mort de Jean-Paul Belmondo. Quarante-sept minutes sur les cascades et les répliques-cultes de l’acteur français. Déjà adepte d’un traitement minimaliste de l’information internationale, la première chaîne de télévision se claquemure, ce soir-là, dans son pré carré national. Ce n’était pas la première fois. Trois décennies plus tôt, le 9 novembre 1991, la chaîne du groupe Bouygues consacra une « édition spéciale » à la disparition d’Yves Montand, autre grande vedette du cinéma hexagonal. « Prise par l’émotion, il me semblait difficile de passer d’autres sujets, d’autant (…) que l’actualité était plutôt creuse, et il se trouve que le public nous a donné raison. Ce choix a été un bon choix puisque l’audience a été record : 34 points et 55 % de part de marché », triomphait Claire Chazal, alors présentatrice des « JT » (journaux télévisés) du week-end sur TF1 (1).

 […] En 2021, avec une moyenne supérieure à six millions de spectateurs, le « 20 heures » de « Télé Bouygues » est toujours le plus regardé, et… le moins ouvert sur l’étranger.

L’actualité internationale est devenue un angle mort du paysage audiovisuel français. Du 17 au 30 avril 2021, par exemple, nous avons recensé les sujets faisant l’ouverture des « JT » du soir de TF1, France 2, France 3, Arte et M6. Pendant cette quinzaine de jours, TF1, France 3 et M6 ont « ouvert » une seule fois sur l’étranger — le 17 avril, lors des obsèques du prince Philippe, l’époux de la reine Élisabeth II. Réputées drainer une forte audience, les péripéties de la famille royale britannique aimantent les « JT ».

Omniprésent, le coronavirus fait l’objet de six ouvertures sur M6, huit sur TF1 et neuf sur France 3. Trois faits divers ont mobilisé l’attention de ces rédactions : l’enlèvement d’une enfant de 8 ans (TF1 et M6, deux fois ; France 3, une fois), le meurtre au couteau d’une policière (TF1, une fois ; France 3, deux fois ; M6, trois fois) et l’assassinat antisémite de Sarah Halimi, commis en 2017 (TF1, une fois). Les pérégrinations du spationaute français Thomas Pesquet font l’unanimité (une entame sur chaque chaîne).

La chaîne publique France 2, réputée pouvoir échapper aux logiques de la publicité et de l’Audimat, accorde une place légèrement supérieure aux thématiques internationales. Outre l’hommage obligé au défunt royal britannique, la condamnation du policier reconnu coupable du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd ouvre le journal du 21 avril.  […]

« Arte journal » se distingue nettement de ses concurrents privés et publics en ouvrant quatorze jours de suite sur l’actualité internationale. Avec sept cent mille spectateurs en moyenne, le « JT » de la chaîne franco-allemande est le moins regardé des cinq chaînes généralistes étudiées ici.

De quoi confirmer que l’actualité en dehors de l’Hexagone ferait fuir le téléspectateur ? « Il faut le constater — les audiences nous le montrent : il n’y a pas une grande appétence de nos concitoyens pour ces sujets », tranche Christopher Baldelli (2), directeur délégué, puis général, de France 2 entre 1999 et 2005.  […]

Le 9 novembre 1989, à 20 heures, « TF1 est la seule chaîne du monde à ne pas ouvrir son journal par la chute du mur de Berlin », relèvent Christophe Nick et Pierre Péan dans leur livre-enquête TF1, un pouvoir (4). Le présentateur-vedette Patrick Poivre d’Arvor avait préféré démarrer son édition en traitant d’un vol de tableaux à Paris, au musée Marmottan.

Au « JT » de 13 heures, l’évolution est plus rapide, plus radicale aussi.

Promoteur fervent de l’information dite « de proximité », Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, boute l’actualité internationale hors de son journal. Dans ses Mémoires, il fait acte de contrition pour s’être laissé aller à couvrir avec une intensité coupable la guerre du Kosovo, au printemps 1999. « À force d’enchaîner les reportages dans cette zone tumultueuse de l’ex-Yougoslavie, nous avions fini par perdre un peu le fil avec l’Hexagone, tant et si bien qu’un jour Gabriel Natta [correspondant régional] m’avait téléphoné : “Tu sais, à Nice, ils en ont un peu marre ! Ils disent que ça commence à faire beaucoup, trois semaines sur le sujet” (5) »

À son apogée, Pernaut rassemblait sept à huit millions de téléspectateurs, bien plus que France 2. Fin 2020, il passe la main à Marie-Sophie Lacarrau, transfuge de la deuxième chaîne, où elle présentait le « 13 heures », copie conforme du « JT » de TF1… L’esprit du journal n’a donc pas varié d’un iota depuis.

Florilège de reportages diffusés dans l’édition du 14 avril 2021 : « La pêche à la truite, en Lozère, au lac du Moulinet » ; « Au Puy-en-Velay, la fierté locale, en plus des lentilles bien sûr, c’est la dentelle. On pense à nos grands-mères. » Pas un mot sur l’international en quarante-trois minutes ce jour-là. Comme d’habitude.

La mondialisation néolibérale aurait-elle à ce point écrêté les décisions politiques et économiques qu’informer sur l’étranger aurait, paradoxalement, perdu toute utilité ?  […]

Convoquant le souvenir de glorieux anciens — Georges Bortoli, spécialiste du monde soviétique, éditorialiste de politique étrangère sur la deuxième chaîne pendant des décennies, et Jean-Loup Demigneux, ancien correspondant de TF1 à Washington et à Berlin —, Leenhardt insiste sur le caractère suranné de leur pratique : « Ces experts déroulaient leurs éditoriaux de politique étrangère en plateau, sur un ton solennel. Cela ne passerait plus aujourd’hui, sur la forme comme sur le fond. » Sus aux experts en diplomatie, le « diplo », dans le jargon journalistique.

Correspondant de la deuxième chaîne à Jérusalem de 1981 à 2015, Charles Enderlin est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et de plusieurs documentaires de référence sur le conflit israélo-palestinien. Pour Leenhardt, Enderlin était lui aussi un « éditorialiste » d’un autre âge, trop dans l’analyse, pas assez reporter. « Ne fais pas de “diplo” ! », lui intimait le chef de service de France 2. « Traduction : ne pas trop expliquer la situation politique », précise Enderlin dans ses Mémoires (7).

 […]

L’entretien d’une équipe de salariés en contrat à durée indéterminée installée à l’étranger coûte cher. C’est pourquoi les chaînes privilégient les collaborations à moindres frais avec des journalistes extérieurs aux rédactions, rémunérés en fonction du nombre de sujets réalisés. À quoi s’ajoutent les envoyés spéciaux, au coup par coup, et les images d’agence que se partagent les chaînes. À la rédaction de M6, un seul reporter travaille à temps plein sur l’international. Ultrapolyvalent, Jean-Baptiste Brunaud exerce sur tous les terrains. Le bureau de New York d’Europe 1 a été supprimé en 2020. « Depuis cette fermeture, il n’y a plus de journaliste à 100 % Europe 1 à l’étranger », signale Olivier Samain, qui a quitté la station du groupe Lagardère l’automne dernier après trente-neuf ans de maison.

 […]

État client de la France, l’Arabie saoudite est plutôt épargnée par les médias audiovisuels, comparée à d’autres régimes autoritaires dans le collimateur du Quai d’Orsay. Car, quel que soit le pays, l’alignement sur les orientations gouvernementales est une constante. Ainsi la Russie est-elle l’objet de critiques quasi systématiques au nom des droits humains, qui, pourtant, ne sont pas non plus le point fort des monarchies du Golfe, alliées inconditionnelles du bloc occidental, dont elles sont aussi d’excellentes clientes. Est-il seulement possible d’ironiser sur cette hostilité envers la Russie, plus aveuglante encore dans la presse écrite ? « Le Kremlin est un bon diable, utile aux politiciens en déroute, aux retraités en déprime et aux analystes en manque d’inspiration », a tenté le chroniqueur international d’Europe 1 Vincent Hervouët. « Il y a un incroyable parti pris antirusse dans les médias », nous confirme Cotta.

 […]

« TF1 couvre prioritairement l’actualité internationale en rapport avec la France », admet Gilles Parrot, journaliste reporter d’images à TF1. Il a suivi les militaires français en Afghanistan. À Kidal, dans le nord du Mali, il accompagne aussi le départ de soldats français de l’opération « Barkhane ». Le reportage « embarqué » est diffusé dans le « 20 heures » du 20 octobre 2021. Également pour la première chaîne, Franck Ortega a couvert un attentat de l’Organisation de l’État islamique (OEI) contre le musée Bardo à Tunis, le 18 mars 2015. « Une fois que TF1 a eu confirmation qu’il y avait des Français parmi les victimes, une équipe de tournage a été envoyée sur place », raconte-t-il.

Même la principale puissance économique européenne et le principal partenaire politique de la France rebute les chefferies éditoriales. En septembre dernier, lorsque les électeurs allemands renouvellent leur assemblée législative, « nous n’avons pas trop traité un scrutin qui n’avait pas d’énormes conséquences sur la France, argumente Jacques Esnous, directeur de l’information de RTL. Il n’y a pas eu de refonte du paysage politique allemand, et on s’est dit que ces élections n’allaient pas passionner nos auditeurs ».

Le Proche-Orient et ses sites touristiques

TF1 a supprimé son bureau de Jérusalem en 2019. Si France Télévisions maintient le sien, le cœur n’y est plus. « Mes responsables m’invitaient à dévoiler la beauté des sites touristiques locaux. Une démarche tellement plus sympa que de montrer le sempiternel conflit israélo-palestinien », déplore Enderlin. Ce sujet est assurément interminable et lassant aux yeux des responsables d’édition. […]

Autrefois, les correspondants à l’étranger jouissaient d’une relative autonomie. Ils sont tombés sous la coupe de chefs d’édition omnipotents. Ceux-ci « décident de ce qui passe ou non dans le journal », relevait de Chalvron, qui fut correspondant à Pékin pendant plusieurs années.

Dénoncées par l’association Human Rights Watch (HRW) (21), les politiques israéliennes d’apartheid « ne suscitent pas l’envie de proposer un sujet à la rédaction en chef du “20 heures” », regrette Derda.

Excepté France Inter et le site de RTL, les journaux radio ou télévisés ont omis de traiter le rapport de HRW. Opiniâtre, Derda a finalement obtenu l’autorisation de réaliser un reportage sur la « montée en puissance du suprémaciste » juif Itamar Ben Gvir, élu pour la première fois à la Knesset israélienne.

Reporté en raison de la guerre-éclair du printemps dernier, qui a fait 260 morts côté palestinien et 13 en Israël, le sujet a été diffusé le 16 juin… sur France TV Info (canal 27). Dans le journal de 23 heures.


David Garcia, Journaliste. Le Monde diplomatique. Titre original : « Quand les médias se moquent du monde » Source (Extraits)


  1. « Le 9 novembre 1991, Claire Chazal inventait l’information continue », France Inter, 8 septembre 2015.
  2. « Quelle place pour l’Union européenne dans les médias ? », commission des affaires européennes du Sénat, Paris, 23 septembre 2021.
  3. Source : « Arrêt sur images », France 5, 2 juin 2002.
  4. Christophe Nick et Pierre Péan, TF1, un pouvoir, Fayard, Paris, 1997.
  5. Jean-Pierre Pernaut, 33 Ans avec vous, Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2021.
  6. Dominique Marchetti, « Les détours du monde », Les Nouveaux Dossiers de l’audiovisuel, n° 10, Institut national de l’audiovisuel, Bry-sur-Marne, mai-juin 2006.
  7. Charles Enderlin, De notre correspondant à Jérusalem, Seuil – Don Quichotte, Paris, 2021.
  8. Fanny Hervo et Théo Verdier, « Élections européennes et Covid-19 : quelle visibilité de l’Union européenne dans les journaux télévisés ? » (PDF), Fondation Jean-Jaurès et Institut national de l’audiovisuel, Paris – Bry-sur-Marne, mai 2021.
  9. « Rapport d’information relatif à la prise en compte des sujets européens dans les médias audiovisuels », Assemblée nationale, Paris, 20 octobre 2021.
  10. Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d’agir, Paris, 2005.
  11. « Les Amériques du Sud » (PDF), INA Stat, n° 52, décembre 2018.
  12. « L’Afrique dans les JT : retour sur une décennie d’info (2011-2019) » (PDF), INA Stat, n° 57, juin 2020.
  13. « Zoom sur l’Asie et l’Océanie dans les JT (2013-2017) » (PDF), INA Stat, n° 50, juin 2018.
  14. Lire Téo Cazenaves, « Loin du cœur, loin des yeux », Le Monde diplomatique, mars 2018.
  15. « Yémen : immersion dans une sale guerre », « Enquête exclusive », M6, 5 décembre 2021.
  16. Médiatrice de Radio France, « Bureaux et journalistes correspondants à l’étranger », 2 mars 2020.
  17. Lire « France Inter, écoutez leurs préférences », Le Monde diplomatique, août 2020.
  18. Comité d’établissement de France Télévisions, 22 septembre 2016.
  19. Magazine animalier diffusé à la télévision de 1976 à 2016, successivement sur TF1, France 2 puis France 3.
  20. Alain de Chalvron, En direct avec notre envoyé spécial. Les tribulations d’un grand reporter, L’Archipel, Paris, 2020.
  21. « Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution », Human Rights Watch, New York, 27 avril 2021.

4 réflexions sur “L’actualité internationale n’est plus traitée par les journaux télévisés…

  1. luc nemeth 01/02/2022 / 11:54

    L’affirmation de Cotta selon laquelle « Il y a un incroyable parti pris antirusse dans les médias » ne fait qu’alimenter sans vergogne ce qu’elle fait mine de dénoncer : le fait majeur est ici, derrière un anti-poutinisme racoleur, la volonté de calmer le jeu. Et l’on pourrait en dire autant sur le plan intérieur avec un… soi-disant anti-zemmourisme, de ceux qui lui tendent le micro à n’en pas finir…

    • Libres jugements 01/02/2022 / 16:03

      Bonjour Luc,
      Je ne puis que constater à la lecture de tes commentaires, combien nous avons d’analyses en commun.
      Cordialement,
      Michel

  2. luc nemeth 01/02/2022 / 18:18

    Bonjour Michel,
    il ne nous reste plus qu’à espérer les voir… se propager !
    Cordialement,
    Luc

  3. jjbadeigtsorangefr 01/02/2022 / 23:23

    Ce qui compte c’est le buzz pas l’information. Le journalisme perd ses repères les moyens d’information principalement aux mains des tenants du fric.

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