Courir comme un dératé

Mis à part son rôle utilitaire en cas de besoin impérieux, la course à pied a toujours fasciné les foules, soit dans la compétition directe d’homme à homme, ou par animal interposé.

Hélas ! nous savons tous depuis l’enfance que même les plus ingambes et les plus résistants au souffle sont sujets à une faiblesse commune : le fameux « point de côté » qui vous plie en deux et vous oblige à vous arrêter.

Les Anciens croyaient que c’était la rate, organe un peu mystérieux, qui dilatée par l’effort causait cette douleur poignante (de poindre, piquer) au-dessous des côtes. Les Grecs et les Romains avaient donc essayé de remédier à cet inconvénient chez leurs champions du stade par un traitement approprié que décrit Pline l’Ancien : « La prèle employée en décoction dans un récipient de terre neuf, qu’on a rempli jusqu’au bord et qu’on a laissé réduire d’un tiers, consume, bue pendant trois jours par hémines, la rate des coureurs, qu’on prépare à ce traitement par une abstinence de toute matière grasse ou huileuse durant vingt-quatre heures » (cité par M. Rat). En fait ils inventaient la diététique!

Encouragés par ce texte, et par les progrès naissants de la médecine, certains chirurgiens de la fin du XVIe siècle résolurent d’apporter au problème une solution radicale : l’ablation pure et simple de ce viscère encombrant. Le Dictionnaire de Trévoux fait de cette expérience un récit désapprobateur à l’article dérater : « Ce mot fut mis en usage par une secte de Chirurgiens qui, s’éleva il y a environ un siècle. Ils prétendaient que l’homme tirerait de grands avantages, s’il se faisait ôter la rate, ce qu’ils appelaient  » dérater « . Les chiens auxquels ils avaient fait cette cruelle et bizarre opération ne moururent pas sur le champ, mais peu de temps après, ce qui fut cause qu’aucun homme ne voulut se faire dérater, pour jouir des prétendus avantages que vantaient les auteurs de cette opération.

Pourtant la blague a fait fortune : on dit « courir comme un dératé », précisément en mémoire de ces expériences qui furent accueillies par une franche rigolade. La même ironie fait dire : se fouler, ou ne pas se fouler la rate.

Cependant, cet organe avait pour les anciens docteurs un autre inconvénient : il sécrétait la bile noire, cause de chagrin et de mélancolie — d’où se faire de la bile. « Il ne faut pas que vous vous fassiez de la bile noire », dit Mme de Sévigné. Il fallait donc à tout prix désengorger la rate, exactement la désopiler (le contraire d’opiler, « boucher »), afin de retrouver son insouciance, sa gaieté et bien sûr son rire ! « On dit de ceux qui se réjouissent, qu’ils s’épanouissent la rate », remarque Furetière.

Dans ces conditions un « dératé » est devenu aussi pendant un temps une « personne gaie, alerte, étourdie ». « Petite dératée — note Larousse : jeune fille délurée, qui en sait long pour son âge… » Ah ! ces coquins de vieux chirurgiens ! On se demande s’ils n’avaient que la course en tête !…


Claude Duneton. « La puce à l’oreille » (Extraits).