Remboursement de la dette « Covid » !

Candidate du parti Les Républicains (LR), Mme Valérie Pécresse promet de ramener la dette publique française à 100 % du produit intérieur brut.

Reviennent ainsi les appels à mettre en place de nouveaux « comités de la hache » pour tailler dans les dépenses publiques, au moment même où les interventions de la Banque centrale européenne (BCE) réduisent à néant le pouvoir de nuisance des créanciers privés.

Avril 2020. La planète découvre l’ampleur de la pandémie de Covid-19.  […]  Jusque-là réputés impécunieux, les souverains démontrent qu’ils peuvent tout, « quoi qu’il en coûte ».

Les yeux également rivés sur l’horizon, le Fonds monétaire international (FMI) douche toutefois les espérances : « En période de pandémie, il est naturel que les gouvernements adoptent le “quoi qu’il en coûte” pour sauver des vies. » Mais ils doivent veiller à « conserver les factures », souligne l’institution (1). En d’autres termes, le relâchement budgétaire est au mieux un moratoire idéologique. L’ordre ancien doit retrouver ses droits et la dette sa fonction : celui de revolver de la finance, qui met en joue les populations.

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Heureusement  […] , les transformations de la BCE ne s’accompagnent pour l’heure d’aucune révolution de palais. Il en va ainsi des hésitations de Mme Christine Lagarde, présidente de la BCE, qui affirmait en mars 2020 que son institution n’était pas là pour « caper les spreads (3)  », autrement dit pour encadrer administrativement les écarts de taux d’intérêt entre États emprunteurs de la zone euro. Le message est clair : il ne faut attendre aucun engagement à racheter de la dette publique ; le programme reste réversible et ne traduit en rien le désir de faciliter la vie budgétaire des États.

Surtout, la justification circonstanciée et précautionneuse de ces rachats par la BCE — l’exception Covid-19 et le besoin d’atteindre la cible d’inflation (encore trop faible il y a peu) — n’a pas fait tomber l’une des cloisons fondamentales du petit monde de la dette. Celle qui sépare le marché primaire (le moment de l’émission de la dette où les banques l’achètent « en gros ») et le marché secondaire (quand celle-ci est revendue par les banques aux grandes sociétés de gestion d’épargne).

En effet, la BCE s’interdit d’intervenir sur le marché primaire, ce qui équivaudrait à financer directement les États, une monétisation de la dette sans passer par le circuit bancaire privé. Car procéder de la sorte reviendrait à baisser le rideau sur les scènes fondamentales du théâtre du crédit de l’État : les ventes aux enchères de titres. Les rachats sur le marché secondaire laissent intacte la capacité des marchés financiers à énoncer, en première instance, la « vraie » valeur des États, à dire si ceux-ci méritent l’argent privé qu’on leur prête ou non.

Car une vente aux enchères de titres, cela se prépare. Depuis que le financement administré (et quasi automatique) de la dette a été démantelé et les avances directes de la banque centrale réduites à la portion congrue à la fin des années 1970, les hauts fonctionnaires des finances se sont fait une spécialité d’assurer la promotion, auprès des investisseurs du monde, de ces véhicules de placement de la richesse privée tant recherchés : soit des dettes d’État, mais dépourvues de l’incertitude qui est censée aller de pair avec la démocratie et la puissance publique (4).

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Bien que la force de frappe de la BCE soit désormais en capacité de suspendre le pouvoir des marchés de la dette, le capitalisme financier et la bureaucratie qui lui tient lieu de fonction support maintiennent quoi qu’il en coûte la fiction d’une finance privée autosuffisante (qui ne devrait rien à l’argent public), qui serait seule légitime dans l’allocation du crédit à l’économie et, surtout, capable d’évaluer les choix politiques légitimes.

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L’édifice du financement de l’État tient à un alignement de représentations de ce qu’il est (il)légitime d’entreprendre, à la répétition régulière voire quotidienne — au gré des road shows, de messages adressés aux places financières — d’actes de confiance et de réprobation institutionnels : pas de monétisation directe ; pas d’intervention directe de l’État dans l’économie (l’État se gère en « bon père de famille » et ne doit pas vivre à crédit), ni d’ingérence de la démocratie dans les affaires monétaires et financières ; respect des traités européens ; passage obligé par une technostructure financière formellement indépendante de l’État (la banque centrale et les agences d’émission de dette semi-autonomes du politique, comme l’AFT), mais dépendante des marchés de capitaux et indépendante de la société ; financiarisation des institutions dont le sens du public a été évidé ; mise en mouvement de réformes structurelles (démantèlement du statut salarial et des retraites par répartition) et transformation des individus, par le biais de la mise en place de retraites par capitalisation, en « petits gestionnaires d’actifs » partageant la culture des grands financiers.

Que l’un de ces éléments soit subverti et la dette ne « roulera plus » : autrement dit, les conditions de refinancement de l’État ne seront plus assurées selon les mêmes termes. La liquidité et l’attractivité d’un titre de dette, son statut d’actif sans risque, situé au sommet de la pyramide des actifs, cette « nourriture terrestre dont les marchés ont besoin (8) », peuvent redevenir, au terme d’un renversement social et politique, un plat répugnant que la finance rejette et sanctionne.

La preuve a pourtant été faite, désormais, que rien ne nous contraint à un tel scénario — à part peut-être l’appétit des détenteurs de capitaux.


Benjamin Lemoine. Le monde diplomatique. Titre original : « Le retour des maîtres chanteurs de la dette ». Source (extraits)


  1. « Keeping the receipts : Transparency, accountability, and legitimacy in emergency responses » (PDF), Fiscal Affairs, « Special series on fiscal policies to respond to Covid-19 », Fonds monétaire international, Washington, DC, 12 avril 2020.
  2. Jérôme Creel et al., « Dette publique : un changement de paradigme, et après ? » (PDF), Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Policy Brief, n° 92, Paris, 6 octobre 2021.
  3. Conférence de presse, Francfort-sur-le-Main, 12 mars 2020.
  4. Cf. L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte, Paris, 2016 (nouvelle édition en poche à paraître en février 2022).
  5. « Pourquoi investir en France ? », présentation de JP Morgan, 23 octobre 1987.
  6. Entretien réalisé par l’auteur, septembre 2021.
  7. « La dette et l’illusion monétaire », dans Philippe Dessertine (sous la dir. de), La Dette. Potion magique ou poison mortel ?, Télémaque, Paris, 2020.
  8. Selon l’expression du journaliste Philippe Mabille, cité dans L’Ordre de la dette, op. cit.