« Devoyage » des mots et pensées.

Quatre spécialistes décryptent comment l’extrême droite a imposé son vocabulaire dans le débat public et subverti le sens des mots. Dans leur viseur, aujourd’hui : “bien-pensance”, “islamo-gauchisme” et “droits-de-l’hommisme”.

Certaines paroles publiques […] mutent constamment, sont très contagieuses, et peuvent nuire gravement à la santé de tout un peuple.

Ces derniers temps, un inquiétant « variant » prolifère sans frein dans le discours politique, […] c’est la souche d’extrême droite, celle dont on pensait être (plus ou moins) vaccinés depuis une guerre ou deux, celle qui, il y a seulement une quinzaine d’années, était encore contenue dans son bouillon de culture originel.

Ses « éléments de langage », comme on les appelle pudiquement, se sont peu à peu épanouis à l’air libre, au point de s’imposer aujourd’hui partout, y compris à leurs adversaires, qui s’épuisent à les combattre.

[…] Les mots sont une arme de manipulation massive, et ceux qui les brandissent l’ont bien compris : quoi de plus efficace pour embrumer les consciences que de subvertir le sens de certains termes, de les inverser pour les vider de leur contenu historique ?

Les militants antiracistes se font ainsi traiter de « fascistes », les humanistes de « collabos », les musulmans « d’islamistes », et le débat périclite, sens dessus dessous, dans une effroyable confusion, soigneusement instrumentalisée par ceux qui la provoquent.

Pendant ce temps, des formules comme « grand remplacement » ou « remigration », que l’on pensait réservées à quelques groupuscules extrémistes, se répandent avec virulence, au nom de la liberté d’expression. « On ne peut plus rien dire »… Mais on le dit partout.

« Les thèses qui se développent autour de la “bien-pensance”, du “wokisme”, de la “police de la parole” font penser qu’il faudrait employer le vocabulaire d’une manière très agonistique. “Agon”, c’est la lutte, en grec, le duel. Le monde devient binaire, commente la sémiologue Mariette Darrigrand. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a pu être lue comme un affaiblissement idéologique, puisque les frontières classiques, en particulier entre la gauche et la droite, étaient floutées. Aujourd’hui, nous assistons à un retour de l’idéologie. 2022, c’est le choc idéologique, un clash. »

Au seuil d’une campagne présidentielle qui s’annonce plus violente et incertaine que toutes les précédentes, il nous a semblé crucial de rendre à tous ces termes ce qui leur appartient : leur sens, leur histoire, leur évolution, et surtout leur possible toxicité, sous le récent vernis de la banalisation.

Decodage : Bien-pensance

Par Sarah Al-Matary, maître de conférence en littérature à l’Université de Lyon 2 […].

« Si le substantif “bien-pensance” semble d’emploi relativement récent, l’adjectif “bien-pensant” est attesté depuis la fin du XVIIIe siècle. Ce composé désigne alors, avec ou sans ironie, ceux qui pensent “comme il faut” (en conformité avec la tradition religieuse, sociale, politique, c’est-à-dire avec la norme). L’axiologie de la bien-pensance va en quelque sorte s’inverser, quand cette dernière qualifiera les adversaires de traditionalistes…

C’est l’écrivain Georges Bernanos qui confère une valeur polémique à l’adjectif substantivé “bien-pensants”, qu’il place en 1931 dans le titre de son premier pamphlet La Grande peur des bien-pensants, hommage à son maître, l’antisémite Édouard Drumont. Chez Bernanos, monarchiste chrétien, la dénonciation des bien-pensants participe d’une condamnation plus générale de la bêtise (qu’il nomme “imbécillité”). Les bien-pensants s’apparentent aux élites démocrates, en pleine ascension depuis les années 1870, mais surtout depuis l’affaire Dreyfus, qui ont – selon lui – imposé l’idéologie républicaine bourgeoise par la presse, l’école et le système parlementaire, contre les traditions françaises.

Ce vocabulaire ne circule pas uniquement à droite, mais c’est majoritairement depuis la droite qu’on dénonce une bien-pensance supposément de gauche, assimilée au “politiquement correct” ou à la “pensée unique”, quand ce n’est pas au “confort intellectuel” et au “terrorisme intellectuel”. Ces expressions sont très prisées par les auteurs de la Nouvelle Droite comme Alain de Benoist et par Jean-Marie Le Pen, ainsi que par tous ceux qui dénoncent chez leurs adversaires un entre-soi complaisant – c’est très souvent une manière de s’opposer à une élite parisienne prétendument coupée du réel (en gommant le fait qu’on fait partie du même groupe social).

Ces derniers temps, associer la présumée bien-pensance au multiculturalisme ou aux mouvements inclusifs a permis de dédiaboliser des propos relevant de l’incitation à la haine, sous le prétexte que les bien-pensants limiteraient la liberté d’expression, voire s’adonneraient à des formes de censure. S’opposer à la bien-pensance, c’est revendiquer une parole “vraie”, quand bien même elle serait brutale. Bernanos ne faisait pas autre chose, dans les années 1930… »

Decodage : Islamo-gauchisme

Par Jean-Yves Camus, politologue, codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès […].

« Le terme “islamo-gauchiste” apparaît pour la première fois sous la plume du sociologue Pierre-André Taguieff en 2002, dans son ouvrage La Nouvelle Judéophobie.

En 2020, Taguieff, inquiet des utilisations abusives du néologisme qu’il a forgé, précise que “l’expression  islamo-gauchisme avait une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause universelle”.

Ces précisions sont fondamentales : Taguieff ne vise pas tous les islamistes ni tous les gauchistes. Il ne dit pas non plus qu’islamisme et gauchisme sont des idéologies identiques. Il parle d’une jonction des luttes, à un moment précis, sur un agenda précis qui est celui de l’antisionisme radical, c’est-à-dire de la négation du droit à l’existence d’Israël. Et des conséquences que cette alliance ponctuelle a eu sur la montée des actes antisémites au début des années 2000. Les îlotes qui ont ensuite transformé cette définition en une arme politique pour discréditer l’ensemble de la gauche ont déformé Taguieff pour établir l’idée fausse d’une parenté structurelle entre islamisme et gauche radicale, conduisant à une alliance politique structurée dont l’objectif serait de saper la laïcité et l’identité nationale. »

[…]

Droits : l’hommisme

Par Sarah Al-Matary

« Il ne faut pas confondre critique des droits de l’homme et dénonciation du droits-de-l’hommisme. Ce dernier mot a été formé par suffixation à partir du syntagme “droits de l’homme” pour dénoncer une supposée idéologie.

L’acception technique, observée dans le milieu des juristes dès les années 1990 (il s’agissait surtout de distinguer les droits de l’homme de l’usage – tendant, selon certains, à l’instrumentalisation – que pouvaient en faire des militants politiques) a progressivement cédé la place, dans la décennie 2000, à une acception plus ouvertement péjorative, mobilisée à droite.

Droits-de-l’hommisme désigne alors narquoisement la croyance, voire le culte (on parle parfois de “religion des droits de l’homme”), en un humanisme naïf, fondé entre autres sur la défense morale de la liberté, de l’égalité et de la fraternité – toutes notions que, depuis le XIXe siècle, les tenants de la tradition contre-révolutionnaire jugent abstraites et sans efficacité. À droite comme à gauche on dénonce la focalisation sur l’individu, au détriment de la communauté.

[…]


E. Skyvington, M-H. Soenen, C. Mury, G. Odicino –Télérama – Source (Extraits nous vous conseillons de lire l’intégralité de l’article)


3 réflexions sur “« Devoyage » des mots et pensées.

  1. jjbadeigtsorangefr 15/01/2022 / 9h57

    Platon le dénonçait : « La perversité de la nation passe par la fraude des mots ».
    Torturer la pensée est une spécialité de l’extrême droite qui glisse dans ses discours un vocabulaire que personne ne comprend sans explication.
    C’est là sa force, car comme le latin dans l’expression de prêtres ou l’arabe littéraire dans celle des imams et le yiddish pour les juifs, cela confère aux propos une dose de mystère qui confond croyance et réalité. L’acceptation des mots sans en comprendre le sens permet ainsi à tout un chacun qui y croit de penser qu’il est l’objet particulier de la pensée du prêcheur et que par conséquent il est placé sous sa protection dès lors qu’il reste obéissant…

  2. clodoweg 15/01/2022 / 17h27

    « Devoyage » ??? « Dévoiement » irait tout aussi bien ,non…,

    • Libres jugements 15/01/2022 / 18h01

      Oui, tu as raison… J’ai fait volontairement cette faute, pour attirer l’attention sur l’article…
      Juste une astuce comme une autre
      Merci en tout cas d’avoir « commenté » et à juste titre relevé cette incongruité.
      Cordialement,
      Michel

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