Une justice en Burn-Out

Des magistrats qui mettent les pieds dans le plat

« La hiérarchie étouffe la souffrance au travail, car elle est dans une dynamique de rendement. » Est-ce une infirmière en burn-out qui se plaint? Une auxiliaire de vie au dos cassé en deux qui n’en peut plus ? Pas du tout.

Cette parole émane d’une robe rouge ou noire. Elle est celle d’un magistrat et fait, depuis le 23 novembre, écho à des milliers d’autres. Tout a commencé avec un appel dit «des 3 000 », lancé par de jeunes magistrats et des greffiers, et paru dans Le Monde le 23 novembre. Une tribune qui s’ouvre sur une tragédie : le suicide de Charlotte, jeune juge qui n’a pas supporté l’insup­portable. C’est-à-dire son quotidien fait d’horaires impossibles, d’injonctions paradoxales et de réformes absurdes.

Une surcharge de travail telle qu’elle l’empêchait de faire son métier avec rigueur et respect du justiciable. Ce pour quoi elle avait choisi cette voie. Son suicide a déclenché une réaction en chaîne de la part de ses collègues, plus ou moins jeunes, et autres auxiliaires judiciaires. «Son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution », peut-on lire dans le texte, qui depuis prend la forme d’un SOS des professionnels du droit pour sauver non seulement leur santé, mais aussi, noble cause, les justiciables et l’État de droit.

Rédigée avec des mots simples et sensibles, loin du jargon juridique et des statistiques, la tribune fait mouche. Elle jaillit hors des organisations syndicales tradition­nelles et met les pieds dans le plat avec moult exemples concrets. C’est sans doute pourquoi les signatures ne cessent d’affluer. Lundi 13 décembre, on comptabilisait 5449 magistrats signataires, soit plus de la moitié des magistrats français.

À eux s’ajoutent 1554 greffiers asphyxiés de travail et 490 auditeurs de justice (les élèves magistrats) qui, malgré leur vocation, se demandent s’ils ont fait le bon choix de carrière. Ce « balance la justice » résonne également chez les avocats, qui critiquent, eux aussi, le manque de personnel dans les tribunaux, la lenteur inacceptable des procédures et des conditions de jugement indignes d’une démocratie. Bref, jamais autant de robes noires et rouges, aux premières loges de la dégradation du service public de la justice, n’auront été si près de la rébellion contre l’institution «maltraitante ».

Aux rythmes de travail insupportables, aux dossiers innombrables, aux audiences interminables s’ajoutent, dénonce la tribune, « des injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre » qui placent les magistrats face à « un dilemme intenable :juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables ». Certes, l’approche gestionnaire, cette « justice qui n’écoute pas […], qui chronomètre tout », ne date pas d’hier. Les signataires héritent de décennies de dégringolade de l’autorité judiciaire.

Mais elle atteint, avec le duo Macron-Dupond-Moretti, une sorte d’apothéose. Alors, enfin, les juges parlent! Enfin, ils balancent ce qu’ils ont sur le coeur depuis belle lurette : le manque de fonctionnaires de justice et ce que ça induit, à savoir le surcroît de travail, la perte de sens de leur fonction, la négation de la justice.

Un récent rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) (1) instance qui évalue les dif­férents systèmes judiciaires européens, confirme, données à l’appui, ce que disent ces magistrats. Une fois de plus, l’indi­gence de la justice française est pointée du doigt. Alors que la moyenne européenne est de 21,4 juges pour 100000 habitants, elle n’est que de 10,9 juges en France (contre 11,6 en Italie ou 11,5 en Espagne). D’où, pour les juges de l’Hexagone, du travail non-stop, « soirs, week-ends et congés » compris.

Une peine valable pour les juges au pénal comme au civil, cette justice de proximité qui ne fait jamais la « une » des journaux, mais s’occupe quotidiennement de la vie des gens. Ce sont, par exemple, les juges aux affaires familiales, « trop souvent contraints de traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes et de ne pas donner la parole au couple ». Ce sont des audiences «de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers », où la justice fait attendre pendant des heures «des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées », lit-on dans l’appel. Juger : rude besogne et sale métier, quand il doit s’exercer sans une once d’humanité, pour cause de « rationalisation » de la justice.

Outre les questions de gros sous et de sous-effectif chronique des magistrats (2), l’autre problème de la justice réside dans la multiplication des réformes, qui complexifie l’institution judiciaire au lieu de la fluidifier. Réforme du droit de la famille, des procédures de divorce, réforme du droit des mineurs, fusion des tribunaux d’instance et de grande instance… Sous le quinquennat Macron, l’inflation législative pour bousculer le judiciaire est patente. Mais toutes ces mesures auront été prises sans tenir compte des besoins des professionnels et des justiciables. Un exemple ? Le regroupement des tribunaux d’instance et de grande instance enfante une institution judiciaire obèse qui, à l’instar de ce qui se passe avec les regroupements hospitaliers, éloigne les citoyens des tribunaux.

Comble de l’ironie, alors que tout le monde déplore la lenteur de la justice, les réformes, elles, entrent en vigueur avant même que l’intendance ne suive ! Du coup, les juridictions connaissent des difficultés supplémentaires quand, par exemple, «l’informatique qui aurait permis le traitement des affaires n’est pas prête », s’agace la juge des enfants et syndicaliste Lucilie Rouet.

La bronca des professionnels du droit intervient alors que le gouvernement Macron, qui entendait rétablir « la confiance dans l’institution judiciaire (3) », a lancé, le 18 octobre, des états généraux de la justice. Le gouvernement a confié à Jean-Marc Sauvé le pilotage du comité « Parlons justice ! », dont les conclusions devraient être rendues en février 2022, soit deux mois avant l’élection présidentielle. Début décembre, le premier «atelier délibératif » a donc eu lieu. Sur la photo d’un article posté sur le portail www.justice.gouv.fr, on peut voir des tableaux recouverts de Post-it multicolores. Le résultat d’« une journée intense et constructive» de cogitation, argue le commentaire pro domo. « Mais de qui se moque-t-on ? peste encore Lucilie Rouet. M Sauvé a travaillé pendant cinq ans sur la pédophilie dans l’Église. Puis, son rapport à peine rendu, il enchaîne avec des propositions pour la justice à sortir du chapeau en quatre mois à peine ! »

Pour dresser un état des lieux de la misère en milieu judiciaire, mieux encore, pour résoudre la crise du système judiciaire, pas besoin de « paperboard » ni de « brainstorming disruptif ». Moins d’effets de manche, plus de personnel, plus de moyens, des réformes intelligentes, ça serait déjà un bon début. Sinon, comme le secteur de la santé, celui de la justice risque de s’effondrer sous nos yeux. Petite question de philosophie du droit : un État sans service public décent peut-il encore mériter le titre de démocratie ? Difficile d’en débattre au comité « Parlons justice ! ». Ça ne tient pas sur un Post-it.


Natacha Devanda – Charlie Hebdo – 15./12/2021


  1. Publié tous les deux ans, ce rapport évalue les systèmes judiciaires des États membres du Conseil de l’Europe (les données citées datent de 2018).
  2. Sous son quinquennat, Nicolas Sarkozy a drastiquement réduit le recrutement des magistrats.
  3. Du nom du projet de loi voté en mai 2021.

4 réflexions sur “Une justice en Burn-Out

  1. bernarddominik 21/12/2021 / 9h52

    Notre monde est basé sur le rendement et les juges (à ne pas confondre avec la justice) estiment qu’ils font partie d’un monde à part non soumis au droit commun. Ils ont d’ailleurs des privilèges dont ils ne parlent pas. Ces gens ne nous ferons pas pleurer sur leur sort, fort enviable par ailleurs.

    • Libres jugements 21/12/2021 / 10h43

      Bernard, loin de moi l’idée de te suivre sur ce point.
      Bien sûr, si tu te base sur leur rémunération relativement élevée… mais à mettre en parallèle de leurs années d’études d’une part et d’autre part, de la responsabilité qu’ils ont dans leur jugement technique autant que morale vis-à-vis de la société.

      Par ailleurs, tu ne dénonce pas le fait que l’on veuille systématiquement réduire tout le personnel assujetti au service public et dans ce cadre le nombre d’agents salariée attachés aux magistrats et absolument nécessaires à leurs activités quotidiennes dans ce ministère (comme d’autres ministères) réduits volontairement ce qui cause le problème de l’exercice d’une vraie justice et d’ailleurs est noté très souvent par tout un chacun, l’inégalité des peines encourues au regard de certains faits.
      Plus personne dans ses services surchargés n’a le temps d’étudier valablement l’intégralité d’un dossier…
      Fort heureusement la justice n’en est pas advenue au « jugement de Salomon » ou des djihadistes… Ou encore celui qu’entend établir le futur ministre de l’Intérieur Ciotti… si jamais Pécresse est élu.

      Alors oui Bernard, avant d’attaquer les pseudo-privilèges de certains, exigeons la remise d’un plein service public…
      Et regardons sur ce point au moins, les programmes des candidats, car hélas il y a que bien peu de partis politiques, les garantissant.
      En toute amitié
      Michel

  2. jjbadeigtsorangefr 21/12/2021 / 19h17

    Il n’y a pas de privilège à gagner honnêtement sa vie mais le scandale réside bien du fait que l’argent va plus facilement aux actionnaires qu’aux travailleurs quel que soit leur statut. Avec 8 milliards de fraude fiscale on paie combien de magistrats?

  3. Danielle ROLLAT 21/12/2021 / 21h31

    Combien de tribunaux fermés par le Tandem Nicolas SARKOZY Président de la République et Rachida DATI Garde des Sceaux, Ministre de la Justice ?

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