Justice : vers l’implosion ?

[…] la France consacre toujours aussi peu d’argent à sa justice.

Magistrats, greffiers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne qui les use et un empilement de réformes, sans vision globale, qu’ils n’absorbent plus.

Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et même… de procédures dénonçant leur encombrement.

Fin mars, des membres du Syndicat des avocats de France (SAF) plaidaient, à Bordeaux, une vingtaine de demandes d’indemnisation au nom de justiciables victimes des lenteurs de la justice. Cinq ans pour obtenir la reconnaissance en appel de l’absence de cause réelle et sérieuse à un licenciement. Quatre ans et cinq mois pour faire établir les mensonges d’un employeur. « Pendant ce temps, ce sont des vies suspendues, des angoisses, l’attente d’obtenir justice, mais aussi de toucher la réparation à laquelle on a droit », soulignait l’un des conseils (2).

Que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là une exigence de la Convention européenne des droits de l’homme, et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion.

 […]

Depuis quelque temps, tous tirent la sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou par acharnement à faire face coûte que coûte, dans une culture professionnelle qui (…) tolère si peu la faiblesse », avertissait, côté juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête, en 2019 (4).

Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage politique et médiatique permanent, telles les réactions suscitées, en mars, par la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, ou, en avril, par le point final mis par la Cour de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité pénale accordée au meurtrier de Sarah Halimi (un verdict qu’a regretté le président Emmanuel Macron).

[…]

Cette carence de moyens est loin d’être un simple ressenti. Selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), émanation du Conseil de l’Europe, en 2018,

  • la France dépensait en moyenne, pour sa justice judiciaire, 69,50 euros par habitant,
  •  l’Espagne 92,
  • les Pays-Bas 120,
  • l’Autriche 125
  • l’Allemagne 131 (5).

Rapportées à la richesse du pays, les sommes consacrées s’élevaient :

  • en France à 0,2 % du produit intérieur brut (PIB),
  • 0,32 % en Allemagne
  • 0,36 % en Espagne.

Certes, une loi de programmation de la justice (LPJ) a été votée pour augmenter les crédits de 24 % entre 2018 et 2022. Mais c’est sans compter la tendance au fléchage des sommes vers l’administration pénitentiaire : quand, pour celle-ci, les crédits augmentent, en euros constants, de 25 % entre 2010 et 2019, ils ne s’accroissent que de 11 % pour la justice judiciaire.

Pour 100 000 habitants, la Cepej recense :

  • France 11 juges professionnels,
  • 24 en Allemagne ; 34 membres du personnel « non juges » (greffiers, adjoints administratifs, etc.), contre 43 en Belgique et 65 outre-Rhin.

La situation est encore plus difficile pour les procureurs français, les moins nombreux d’Europe (3 pour 100 000 habitants, 7 outre-Rhin ou en Belgique) et, de très loin, ceux qui ont le plus de tâches à accomplir.

[…]

En deux ans, le nombre de personnes présentées au parquet a triplé, celui des comparutions immédiates a été multiplié par deux et demi et celui des plaider-coupable — les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), au cours desquelles le procureur propose une peine au mis en cause pour éviter un procès — par… neuf. Tout a été organisé pour permettre de « juger plus » : les CRPC peuvent ici être homologuées par un juge du siège dans la journée.

« On fait du chiffre »

Ce « juger plus », et plus vite, a toujours suscité de vifs commentaires. « La chaîne pénale évoque trop le travail à la chaîne, écrivait en 2010 Loïc Cadiet, professeur à l’école de droit de la Sorbonne, et le culte du taux de réponse pénale risque de rendre moins vive la nécessité d’une réponse pénale de qualité, qui ne se mesure pas à l’encombrement des prisons, mais à la réinsertion des condamnés (6). »

[…]

« Il y a vingt-cinq ans, on ne travaillait pas comme cela, assure Mme Cernik, à Soissons. Aujourd’hui, nous sommes tenus par les chiffres. Avant, nous parlions d’“agents”, et maintenant, d’“équivalents temps plein” ». « Évaluation », « performance » : le vocabulaire de l’institution a changé, remarque aussi Mme Seurin, la présidente. « Le juge s’est retrouvé coincé entre le souci de voir ses piles diminuer et sa conscience, son éthique, son souci de la qualité. Cela a généré pas mal de souffrances. » Ne pas se laisser écraser par la gestion des stocks et des flux est un « combat quotidien », insiste la cheffe de juridiction. Juger, c’est forcément prendre du temps.

[…]

« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par le passé », estime aussi Mme Véronique Kretz, juge en Alsace. Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition de 242 juridictions spécialisées (tribunaux des affaires de sécurité sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.).

Elle témoigne d’une évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les fins — qu’est-ce qu’une bonne décision et comment y parvenir ? — par les moyens assignés à une unique fin — comment sortir le maximum de décisions (12) ? ». L’optimisation de la gestion des flux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru, d’« évacuer » des dossiers (300 000 affaires en France ont été transférées aux tribunaux judiciaires), derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se cachent des cohortes de personnes exclues du système, handicapées, aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte d’une rente d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le justiciable presque comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du flux] mène aussi à une perte de sens des plus criantes. »

L’institution se retrouve donc prise entre deux feux : la recherche de l’efficacité budgétaire et le souci de rendre la justice à un coût compatible avec les exigences de procès équitable posées par la Cour européenne des droits de l’homme. « D’où le divorce entre, d’une part, des politiques qui pensent les finances publiques en faisant abstraction de la spécificité de l’institution et, de l’autre, des professionnels qui ont choisi un métier (juger, soigner, enseigner) et qui voient tous les choix orientés par une ligne gestionnaire », observait en 2010 l’ancien directeur de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), le magistrat Antoine Garapon (13).

[…]

« Aucun autre corps n’a fait face à autant de réformes depuis vingt ans, ni assimilé une telle inflation de normes », constate M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation. L’exécutif ne s’embarrasse plus vraiment d’étudier l’impact des mesures qu’il fait voter, notamment en termes d’effectifs nécessaires à leur mise en œuvre. Pas plus qu’il ne semble s’inquiéter de ce qu’elles peuvent produire.

[…]

« Les réponses apportées par les politiques aux problèmes rencontrés par la justice sont formulées dans l’urgence, sans vision à long terme, alors que les cours et tribunaux sont engorgés et que le système ne tient que par la collectivité de travail », analyse Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, au sommet de la hiérarchie du siège. La communauté judiciaire a l’échine bien souple, fait d’ailleurs remarquer un ancien garde des sceaux : « Les grèves y sont rares. Et encore, pour ne pas déranger, se font-elles entre midi et deux ! »


Jean-Michel Dumay – Le Monde Diplomatique. Source (Courts Extraits)


  1. Depuis le 1er janvier 2020, les tribunaux d’instance et de grande instance sont administrativement regroupés en une juridiction unique : le tribunal judiciaire.
  2. Olivia Dufour et Michèle Bauer, « Justice : “On ne peut plus tolérer les délais de traitement engendrés par le manque de moyens” », Actu Juridique, 31 mars 2021.
  3. Hors protection des majeurs et des mineurs, saisie des rémunérations, injonctions à payer. Sauf mention contraire, les statistiques mentionnées ici sont celles du ministère de la justice ou des juridictions elles-mêmes.
  4. Cf. « L’envers du décor. Enquête sur la charge de travail dans la magistrature », Syndicat de la magistrature, Paris, mai 2019.
  5. « Rapport “Systèmes judiciaires européens” — Rapport d’évaluation de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) — Cycle d’évaluation 2020 (données 2018) », Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2020.
  6. Loïc Cadiet, « La justice face aux défis du nombre et de la complexité », Les Cahiers de la justice, 2010/1, Dalloz, Paris, janvier 2010.
  7. Yoann Demoli et Laurent Willemez (sous la dir. de), « L’âme du corps. La magistrature dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail », mission de recherche droit et justice, Paris, octobre 2019.
  8. Cf. Manuela Cadelli, Radicaliser la justice. Projet pour la démocratie, Samsa Éditions, Bruxelles, 2018.
  9. Cf. Sophie Prosper, « Réformes de la justice et désengagement de l’État : la mise à distance du juge », Délibérée, n° 9, Paris, janvier 2020.
  10. Laurence Neuer, « Saisir le tribunal est devenu très compliqué pour beaucoup », Le Point, Paris, 23 juillet 2020.
  11. Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, « Les changements des pratiques et instruments gestionnaires des magistrats. Retours européens et comparés », dans « Magistrats : un corps saisi par les sciences sociales », actes du colloque organisé par la mission de recherche droit et justice et l’École nationale de la magistrature, Paris, janvier 2020.
  12. Véronique Kretz, « Juger ou manager, il faut choisir », Délibérée, n° 11, novembre 2020.
  13. Antoine Garapon, La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Odile Jacob, Paris, 2010.
  14. « Approche méthodologique des coûts de la justice. Enquête sur la mesure de l’activité et l’allocation des moyens des juridictions judiciaires », Cour des comptes, Paris, décembre 2018.
  15. Le cabinet de M. Dupond-Moretti n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.
  16. Cf. Éric Dupond-Moretti (avec Laurence Monsénégo), Le Dictionnaire de ma vie, Kero, Paris, 2018. Le propos cité est du magistrat Serge Fuster, alias Casamayor.
  17. Communiqué de l’Association nationale des juges d’application des peines (ANJAP), Créteil, 6 mars 2021.

2 réflexions sur “Justice : vers l’implosion ?

  1. jjbadeigtsorangefr 15/12/2021 / 15h23

    Rien n’a été fait pour améliorer la situation, tout au contraire pour dissuader les victimes de saisir les tribunaux.
    Vous n’êtes pas convaincu?
    Rendez-vous dans votre conseil des prud’hommes près de chez vous. Vous expliquez à l’accueil que votre employeur ne vous a pas payé et qu’il vous doit pas mal d’argent.
    L’urgent va être de remplir un questionnaire « Bac plus 5 » Vous ne savez pas écrire ? allez voir un avocat !
    Vous n’avez pas les moyens de vous payer un avocat, allez voir un syndicat !
    Vous ……. démerdez vous.
    Cette justice qui se doit d’être proche de ceux qui la saisissent a vu les demandes chuter de façon astronomique depuis une quinzaine d’années.
    On privilégie la médiation plutôt que la conciliation et l’on fait ainsi perdre de l’argent et du temps au justiciable.
    Dupond-Moretti connait bien cette juridiction devant laquelle il s’est souvent présenté et n’ignore rien de l’état dans laquelle on l’a mise en tentant uniquement de désespérer ceux qui veulent la saisir.

  2. Danielle ROLLAT 15/12/2021 / 21h37

    Il en va de la Justice, comme de la Santé, comme des Hôpitaux, comme de l’Education Nationale, comme de la Recherche, comme du Travail, comme des Transports… la liste est longue, et pourrait s’allonger en mai si…. nous laissons faire !

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