La droite a-t-elle gagné la bataille d’idées ?

Drôle de question, dira-t-on, quand on ne cesse de nous répéter que les idées de droite sont majoritaires dans l’opinion. Et si c’était une idée très approximative ?

L’affirmation selon laquelle la droite aurait gagné la bataille d’idées est dans l’air depuis des années.

En 2002, Daniel Lindenberg, dans son essai (percutant) Le Rappel à l’ordre (Seuil), analyse la droitisation du débat. Le même constate encore en 2016 : « La pensée réactionnaire a largement gagné la bataille des idées ».

En 2020, Philippe Corcuff publie La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel). Au lendemain des régionales, le politologue Gaël Brustier ne dit pas autre chose : « La question de la droitisation que l’on constate partout en Europe est centrale ».

Bref, cette thématique est devenu un marronnier, comme on dit dans les écoles de journalisme. Mais, première nuance, ce sont surtout des auteurs « de gauche » qui font ce constat, ceux de droite semblent plus réservés.

Pour Jacques Julliard, par exemple, nouvelle égérie des beaux quartiers, « il n’y a pas de droitisation de l’opinion ». Il est indiscutable que la droite est à l’offensive, mobilisant efficacement ses médias, ses think-tanks, ses experts, ses idéologues.

Sa réactivation vient de loin, elle prolonge une vague de fond qui émergea dans les années Reagan/Thatcher et se traduit par un recul des repères progressistes, un moindre attachement aux valeurs émancipatrices, une sensibilité atténuée aux inégalités, une relative acceptation des idées de fatalité de la crise.

Surfant sur un débat public marqué par la confusion, la pression des réseaux sociaux, l’insignifiance généralisée, les polémiques à répétition, où tout semble se valoir, elle a su installer ses thèmes : autorité, sécurité, transmission, conservation, frontières, mais aussi roman national, guerre des sexes, néoracialisme, déclin, etc.

Sa façon d’aborder des questions comme l’immigration, la délinquance, l’école, l’islam (isme) est devenue envahissante.

La droite peut se prévaloir aussi de prises de guerre. On se souvient qu’en 1995, alors même que le mouvement social se relançait, un nombre significatif de politiques jusque-là classés à gauche avaient rejoint Juppé et sa gestion de l’austérité. Cela toucha toute une partie de l’intelligentsia rocardienne, passée plus tard à Macron… ou à Pécresse (voir Huchon ou Valls).

« Le retour de la droite dans le champ des idées ne doit pas masquer la résurrection intellectuelle d’une gauche radicale qu’on croyait définitivement enterrée sous les ruines du communisme […] et cette montée en puissance vient de loin. » Eugénie Bastié.

Ajoutons que la droite a probablement profité du climat délétère de la pandémie, qui fut (mais faut-il en parler au passé ?) une période d’affaissement de la vie politique. C’est elle qui bien souvent a cadré les débats, par le biais de ses médias (rôle croissant et manifeste du milliardaire Vincent Bolloré par exemple), par la place aussi prise par les sondages, durant cette période.

Des sondages en batterie qui scandaient l’actualité, non seulement pour donner le rapport de force sur tel ou tel enjeu mais pour fixer les priorités, l’ordre du jour en quelque sorte.

Pendant cette longue année mise entre parenthèses, tout s’est passé comme si ces sondages remplaçaient la vie politique, structuraient les discussions de la société. « Contrôler les sondages, c’est avoir le pouvoir d’imposer les termes du débat », dit le politiste Daniel Gaxie, auteur d’une note pour la fondation Gabriel-Péri.

Bref, la droite a marqué des points. Pour autant, si elle a su gagner des batailles, partielles, a-t-elle gagné la guerre ?

On remarque que la droite est toujours en difficulté sur la question du libéralisme, qui est tout de même la « mère des batailles ». Elle le reconnaît. Eugénie Bastié, journaliste au Figaro, responsable du secteur culture, a publié au printemps un essai qui a connu un certain écho, La Guerre des idées (Robert Laffont).

Une longue enquête au sein de « l’intelligentsia française » qui montre bien toute la pugnacité du camp conservateur ; elle fait toutefois ce constat : « La droite a-t-elle gagné la bataille d’idées ? Il ne faudrait pas confondre la fissuration de la pensée unique avec un retournement de l’hégémonie culturelle ».

Non seulement l’idée libérale n’est pas majoritaire, dit-elle, mais « la défaite intellectuelle du libéralisme est visible ». Même un serviteur zélé des dominants comme François Langlet avoue, dans Quoi qu’il en coûte (Albin Michel, 2020) : « Les défenseurs du libéralisme s’alarment déjà du krach idéologique qui nous fait récuser de plus en plus souvent la liberté au profit de la protection. Dans bien des cas, ils ont raison. Mais ils n’obtiendront pas victoire pour autant : le libéralisme est une idée du passé, qui va probablement connaître une longue éclipse. »

Encore une remarque sur les idées de droite. Elles donnent certainement à un large secteur de l’opinion une explication du monde qui le séduit, l’apaise, le rassure ; mais ces idées (ce n’est pas nourrir une mauvaise polémique que de le dire) sont plus de l’ordre du rejet d’un univers qui lui échappe que de la recherche d’issue.

La pensée de droite est une pensée de rentier, arcboutée. Il y a un demi-siècle Simone de Beauvoir écrivait dans Privilèges, 1955) : « La bourgeoisie existe encore mais sa pensée, catastrophique et vide, n’est plus qu’une contre-pensée. » On pourrait reprendre cette façon de voir aujourd’hui : sur les grands enjeux (actuels et d’avenir), les migrations, l’écologie, la mixité sociale, le féminisme, la bioéthique, la droite formule une « contre-pensée », dans le but de conserver l’état de choses existant, devenu pourtant intenable.

Sur bien des fronts idéologiques, c’est moins la droite qui a gagné que la gauche qui a perdu. Et qui a laissé, notamment, la question sociale s’effacer alors que la demande alternative ici est considérable.

Pourtant, si l’actualité est marquée par un activisme droitier, on constate aussi un certain renouveau de la pensée critique. On laissera le mot de la fin à Eugénie Bastié, déjà mentionnée : « Le retour de la droite dans le champ des idées ne doit pas masquer la résurrection intellectuelle d’une gauche radicale qu’on croyait définitivement enterrée sous les ruines du communisme […] et cette montée en puissance vient de loin. »


Gérard Streiff Revue « Cause commune » n° 25 • septembre/octobre 2021 – Source (lecture libre)


4 réflexions sur “La droite a-t-elle gagné la bataille d’idées ?

  1. marie 07/12/2021 / 8h42

    Bonjour Michel, tu connais mes opinions, et pour ma part, la droite est vraiment « la plus bête du monde » et les personnes qui ont été à la primaire ont été détestables en indiquant que tous se désistaient en faveur de Pécresse ils ont savonné une planche qui a fait tomber Ciotti, et les votants les ont suivi! je m’en fiche, je ne suis plus LR, et vu comme cela commence, je ne suis plus rien, je me désintéresse de tous ces gens. par contre, que l’on aime Zemmour ou qu’on le déteste (ce n’est pas de l’eau tiède) ce qui s’est passé à son meeting est indigne d’une démocratie, tout le monde a le droit de s’exprimer.
    Voilà mon sentiment ce matin.
    Amitiés bonne journée
    MTH

    • Libres jugements 07/12/2021 / 11h06

      Marie, ce n’est pas, à plus de 80 printemps, que je vais changer ma manière de voir la société.
      Je ne puis bien évidemment parler que de ce que je connais, la période (en gros celle de 1950 55-2021), que j’ai vécu dans des municipalités tenues par le parti communiste français et dois affirmer que j’y ai bien vécu, malgré l’âpreté des conditions de vie de l’après-guerre.
      Rappelons au passage que les 30 glorieuses ont pu exister à la fois grâce aux efforts de l’après-guerre certes, mais aussi des avancées sociales réalisées dès 1945 par des ministres communistes. La socialisation au sens le plus pur du mot, n’était pas un vain mot. Le partage, la redistribution sociale existait, l’individualisme récriminé.

      Je ne suis pas passéiste et estime qu’il faut toujours tenir compte de l’évolution conjointement des mentalités, de la technologie, de la connaissance.
      Bien évidemment, il faut dénoncer les outrances édictées par les gouvernants, dictateurs et autres gugusses, qu’ils soient de droite ou de gauche.
      Il reste pas moins vrai que dans certains de ces états qu’ils dirigent, la vie peut y être si ce ne sont « des paradis », tout au moins permettant à tout un chacun de vivre en société, sans heurts financier, de travail, de santé, d’éducation.
      À titre purement personnel qu’il y ait des artisans, des entrepreneurs, En un mot celles ou ceux qui engagent leurs capitaux Pour en tirer des bénéfices ne me dérange pas à condition que leurs salariés soient considérés à leur juste valeur d’échange travail– Salaire décent. Par contre (et en cela comme beaucoup de gens), je ne puis admettre l’éviction d’un PDG auquel on accorde des privilèges financiers de sortie.
      Je ne peux que condamner l’attitude des gouvernements droitiers consistant à affaiblir la majorité des salaires pour que la rentabilité des entreprises soit plus étendue chaque année.

      Avec toute mon amitié
      Michel

  2. jjbey 07/12/2021 / 11h01

    Les moyens considérables du capitalisme lui permettent de brouiller les cartes.
    La mise en concurrence des travailleurs entre eux, la perversité de l’adulation de la réussite et du gagneur, font oublier une chose bien réelle.
    Dans cette société il n’y a que deux catégories de gens : les exploiteurs et les exploités, chacun appartenant, qu’il le veuille ou non, à l’une ou à l’autre.
    Mais, les exploiteurs veulent faire croire, avec une certaine réussite, que personne n’est exploité. Alors Dassault, Bolloré……. le smicard même combat.
    L’un au yacht à 70 millions d’euros et l’autre qui a du mal à finir ses fins de mois dans le même combat pour lutter contre ces « partageux » qui veulent une autre répartition des richesses produites.

    La lutte des classes une rigolade, vous dit-on, mais la réalité est bien là et finira par convaincre de la nécessité de changer de société.

  3. Danielle ROLLAT 07/12/2021 / 16h54

    Pilonnage audiovisuel (à en donner la nausée) conjugué aux mesures de régression sociale et d’exclusion, vont continuer jusqu’au scrutin, pour dégouter les hésitants, les abstentionnistes et les inciter à rester chez eux, d’autant que la parole est peu ou pas donnée aux idées novatrices de solidarité, de changements en profondeur, de reconquêtes sociales.
    La lutte des classes a encore de beaux jours devant elle, si nous défendons tous notre pouvoir d’achat, la Sécu, les retraites, les services publics, la SNCF, les transports, l’hôpital, l’école, la justice, la solidarité… ce serait déjà un belle reconquête ! Vivement les Jours Heureux.

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