Avant la pandémie… c’était déjà…
À l’époque nous nous inquiétions de la pénurie de médicaments dans les officines… mais nous étions loin de penser que ce bel arbre cachât d’autres difficultés.
La désastreuse gestion du matériel stocké en prévision de pandémies, les restrictions de dotations nationales affectées aux services hospitalier entrainant fermetures de lit, manque d’enrôlement (voire incitation à aller voir ailleurs, dans certains services) du personnel soignant, manque de matériel, locaux vétustes ou inadaptés, etc. MC
Comme l’explique fort justement le pharmacologue Alain Astier dans une interview du monde (1), on définit la pénurie, ou plus précisément la rupture d’approvisionnement, quand une pharmacie d’officine ou d’hôpital est dans l’incapacité de dispenser une molécule à un patient dans un délai de 72 heures
De telles ruptures trouvent évidemment leur origine en amont, chez les industriels de la pharmacie. Afin qu’ils soient en mesure d’y faire face, les pouvoirs publics ont contraint ces derniers à signaler à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) évidemment les ruptures, mais même les risques de rupture qu’eux-mêmes sont les mieux placés pour anticiper.
Sur les dix dernières années, le nombre de signalements enregistrés par l’ANSM a très fortement et rapidement augmenté. Il a été multiplié par dix entre 2008 et 2014, puis le nombre s’est stabilisé autour de 400 par an, mais, en 2017, 530 déclarations ont été enregistrées. 25 % des Français ont été confrontés au moins une fois à une pénurie en 2018. La proportion monte à 31 % pour les personnes atteintes d’une affection de longue durée.
Tous ne sont pas des Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) mais, sur interrogation spécifique du Sénat, l’ANSM a indiqué qu’après analyse détaillée 80 % des signalements de 2017 étaient des MITM. En 2017, les pénuries de MITM ont duré en moyenne 14 semaines. Pour les vaccins, la durée moyenne a été de 179 jours.
De son côté, le Club des acheteurs de produits de santé, réunissant les acheteurs hospitaliers, a relevé 260 signalements dans leurs achats, dont 60 % partagés, à parts quasi égales, entre anticancéreux, antibiotiques et anesthésie-réanimation.
La ministre de la Santé, Agnès Buzyn (*), s’est saisie du problème et a fait, le 8 juillet 2019, vingt-huit propositions pour remédier à ces pénuries qui, multipliées et aggravées, compliquent les thérapies et peuvent même diminuer l’espérance de vie de certains patients.
Trois sortes de mesures sont purement prudentielles et organisationnelles. Elles veulent augmenter la transparence de l’information et des actions de gestion et prévention sur tout le circuit du médicament, et visent à renforcer la coordination nationale et européenne. Ce ne sont pas elles qui restaureront, sinon à la marge, la continuité dans la fourniture aux patients…
Par contre, la ministre a proposé de mettre en place des établissements pharmaceutiques publics européens afin de produire certains médicaments et relocalisant notamment la fabrication des matières premières, c’est-à-dire des molécules de base. C’est, à vrai dire, la seule proposition vraiment efficace et indirectement révélatrice de la vraie cause des pénuries.
Tout comme l’ensemble des industries, celle du médicament a participé à la globalisation et à la financiarisation.
Auparavant, les pays développés importaient les matières premières des pays dits « sous-développés » et fabriquaient l’ensemble des biens sur leur territoire. Il n’en va plus de même aujourd’hui. La globalisation revient à internationaliser la production, et éventuellement la mercatique d’un bien. Chaque pièce peut être fabriquée dans un pays, et le tout assemblé dans le pays réputé « exportateur » qui le vend à l’acheteur final, mais qui peut aussi acheter des services mercatiques voire comptables dans d’autres pays.
La formation du coût final du bien est ce qu’on appelle la « chaîne de valeur ». Cas typiques depuis quelque temps déjà, les fabrications aéronautiques et automobiles : Airbus avec ses apports anglais, espagnols et allemands, et son assemblage à Toulouse ; l’automobile allemande (2) qui répartit ses fabrications dans son « hinterland » économique d’Europe centrale et assemble en Allemagne !
Il en va de même de l’industrie pharmaceutique. Si les labos importaient depuis longtemps certaines substances botaniques ou chimiques pour les transformer dans leur pays d’origine, ils importent aujourd’hui les molécules biochimiques complexes qui constituent la substance active du médicament, et peuvent même confier toute la fabrication du médicament à une entreprise étrangère, notamment pour les génériques. Selon le rapport sénatorial évoqué plus haut, 35 % des composants des médicaments vendus en France proviennent de trois pays, Chine, Inde et États-Unis.
Or, si nombre d’humains restent encore à l’écart des thérapies et médicaments, la consommation mondiale a néanmoins fortement augmenté. En valeur, elle est passée de 200 Mds € en 1990 à 712 Mds € en 2017. Les pays émergents, dont Brésil et Chine, n’y représentent encore que 10 %, mais au rythme actuel de développement démographique de ces pays, on peut comprendre que la demande mondiale explose. Dans cette augmentation, celle des antibiotiques est particulièrement forte : en 15 ans, de 2000 à 2015, le nombre de doses quotidiennes est passé de 21,1 à 34,8 milliards de doses.
On peut donc comprendre que les industriels du médicament puissent avoir du mal à faire face à cette augmentation. Ce qui incite sans doute certains, sinon tous, à privilégier les pays dans lesquels le prix des médicaments est le plus rémunérateur. Les prix français, hormis pour les tout nouveaux médicaments, notamment pour le cancer, sont plutôt plus bas que dans les autres pays d’Europe. Ils sont plus contrôlés. On peut donc penser que les industriels ne privilégient pas plus que cela la France quand, par suite de difficultés d’approvisionnement, ils anticipent, ou constatent, des ruptures.
Au-delà de la globalisation, c’est, en effet, la financiarisation de l’économie qui est en cause. Comme les autres industriels introduits en Bourse, les fabricants de médicaments sont tenus à des rendements financiers bien plus élevés qu’ils ne l’étaient dans les années 80. La nécessité de distribuer des dividendes élevés, auxquels sont aujourd’hui directement intéressés les dirigeants eux-mêmes, alors qu’ils étaient auparavant plus « neutres » entre les salariés, les actionnaires et la collectivité, les conduit naturellement à sélectionner bien plus durement qu’auparavant les sources de profitabilité.
En mai 2017, les ministres de la Santé de Malte, Chypre, Grèce, Italie, Espagne et Portugal ont signé la Déclaration de La Valette pour élaborer une stratégie de négociation commune des prix des médicaments. Ne s’y sont pas joints évidemment les pays abritant des labos. Toutefois, en janvier 2018, la France a « exprimé son intérêt », tandis que la Slovénie, l’Irlande, la Roumanie et la Croatie se joignaient au mouvement. C’est un pas intéressant vers l’imposition d’une égalité de traitement à un prix raisonnable.
Mais le fait d’envisager la création d’établissements publics européens de production, comme l’indique une des vingt-huit propositions de la ministre, est une piste encore plus intéressante. Il ne s’agit pas de « nationaliser » l’industrie pharmaceutique, comme ce fut le cas autrefois, mais de la faire revenir en Europe, de façon à s’assurer, de plus près, des capacités de production et de l’égalisation des disponibilités entre les différents lieux de demande en Europe.
Mais la financiarisation peut entraîner la pénurie par une autre voie : celle des nouveaux médicaments, en particulier des anticancéreux, qui, dans certains cas, engagent la survie des patients. Nous avons, dans un précédent article de cette revue (3), évoqué ce problème qui se pose aujourd’hui avec encore plus d’acuité.
Un brevet, celui du Kymriah de Novartis, a été attaqué récemment par Médecins du monde. Il s’agit d’un traitement révolutionnaire de certains cancers du sang (4) qui consiste à prélever des lymphocytes T d’un patient, en modifier le génome grâce à un rétrovirus et à le réinjecter au patient, ce qui peut entraîner la guérison définitive. Le détenteur du brevet exige 320 000 € par patient.
Pour les pays dans lesquels existe une assurance maladie qui vise à réaliser l’égalité devant les traitements, c’est un prix insupportable. C’est pourquoi le professeur Vernant (Pitié-Salpêtrière)(5) conteste vivement la « valeur » du brevet susdit et affirme, dans le sens de la proposition ministérielle, qu’un laboratoire de thérapie cellulaire d’un hôpital public pourrait réaliser la même thérapie pour 50.000 €. Un autre praticien, Gilles Salles, des Hospices civils de Lyon, estime également ce prix élevé, mais souligne que lui-même a administré à ses patients leucémiques pendant des années un traitement d’Ibrutinib à 72.000 € par an, sans aucun résultat, préférant donc celui qui « marche », malgré son prix.
Contre-argument un peu léger, quand même ! Comme nous l’avons déjà souligné, dans leurs négociations avec les pouvoirs publics pour les prix des nouveaux médicaments, les industriels du médicament ont tendance à fusionner les vrais coûts de recherche, les coûts de fabrication, et les coûts mercatiques.
Ce qui les amène finalement à faire reposer sur ces nouveaux médicaments la totalité de leur coût d’exploitation. Aujourd’hui, d’ailleurs, ils achètent des start-up qui ont avancé sur la voie d’un brevet, prenant à leur charge les essais cliniques de phases 3 et 4, quelquefois 2.
C’est à ces essais finalement, et au prix d’achat de la start-up, que se limitent leurs frais de recherche. Il serait donc plus que jamais utile qu’une autorité, si possible au niveau européen (pourquoi pas une coopération avancée ?) lance des concours ou des appels à projets, entre équipes de chercheurs, coopératives ou sociétés capitalistes, pour une thérapie, et la fasse ensuite transformer en médicament par des laboratoires comme ceux qui fabriquent les génériques.
Ce qui signifie que les médicaments seraient, en Union européenne, sortis de la procédure de brevetabilité face aux autres pays d’Europe mais pourraient être brevetés par l’Autorité de financement face aux pays extra-européens. Gageons qu’alors si, de plus, les fabricants étaient relocalisés en Union européenne, les pénuries de médicaments seraient en nombre bien plus réduit.
Jean Matouk agrégé de sciences économiques, professeur des universités. Revue « Mutuelle et santé » n° 103 – septembre 2019
- Science et médecine — 10 juillet 2019.
- Finance-Contrôle-Stratégie — La configuration et la coordination internationale de la chaîne de valeur dans l’industrie automobile allemande, 2015.
- Revue de la MTRL, Le prix des nouveaux médicaments — n°88, mars 2015.
- Leucémie lymphoblastiqe aiguë (enfants, et jeunes adultes jusqu’à 25 ans), ou lymphome diffus à grandes cellules.
- La Croix, 3 juillet 2019.
(*) Rappel cet article date d’Oct. 2019
La santé n’a pas de prix, mais comment peut-on arriver à des prix aussi exorbitants pour certaines thérapies?
La prise en charge des frais de recherche par les états devrait diminuer les prix de mise sur le marché.
Si insuffisant à cause des frais de fabrication la diminution de budgets militaire pourrait boucher le trou.
Et vu les tarifs exorbitants de ces thérapies (j’ose penser de luxe..) les patients des pays en voie de développement attendront plus encore, avant d’envisager de se soigner…
Je ne voudrais pas par ailleurs raviver « une guerre de tranchées » en pensant 1)au coût journalier de l’hydroxy chloroquine » du Professeur Didier RAOULT.. et 2) au prix d’une journée d’hospitalisation pratiqué dans les grands centres hospitaliers, comparé 3) à la prise en charge des patients hospitalisés à domicile… lorsque les services existent… A notre santé !!