Privé de ses randonneurs habituels par la crise sanitaire, le Mont-Blanc a vu ses sentiers se remplir de touristes peu expérimentés et parfois peu soucieux de l’environnement. Un bouleversement parmi d’autres, menaçant un milieu à l’équilibre fragile.
On ne va pas se mentir, en arrivant au refuge du Fioux (1 505 mètres d’altitude), chez Catherine et Serge, au-dessus des Houches et de Saint-Gervais, on en avait plein les bottes. Il était près de 17 heures et on avait quitté le refuge de la Boërne (1 395 mètres), à une dizaine de kilomètres de là, sur les coups de 8 heures. Six cents mètres de dénivelé positif et 1 000 mètres de descente, ce tout petit bout de Tour du Mont-Blanc (TMB), du côté de Chamonix, nous laissait les cuisses en feu. On avait juste envie d’une bière, et d’un lit : « Détendez-vous, a dit Catherine en nous accueillant dans son charmant refuge de vingt-quatre places. Ce soir, vous ne serez pas ennuyé par les ronfleurs : vous êtes seul. »
Seul sur le TMB, qui accueille chaque année des milliers de randonneurs ?
« Un groupe d’Anglais avait réservé, reprend Catherine, mais avec les nouvelles directives du gouvernement britannique, ils ont annulé. » Ainsi va le Tour du Mont-Blanc, l’une des plus belles randonnées des Alpes : 170 kilomètres autour du sommet de l’Europe, entre huit et dix jours de marche, étalés sur trois pays — la France, l’Italie et la Suisse.
Ainsi vont, surtout, les réservations dans les refuges par temps de Covid.
L’an dernier, le CAF (le Club alpin français) a dressé un protocole adoubé par les maires et les préfets, et reconduit cet été : on ne mélange pas différents groupes de randonneurs dans une même chambre, on ne fournit plus les couvertures (chacun vient avec son sac de couchage), le refuge lave le drap du dessous et la taie d’oreiller tous les jours (non, ce n’est pas le cas en temps normal !), et tout le monde porte le masque… Globalement, les refuges ont été disciplinés, avec quelques entorses ici et là. Globalement, ils ont perdu entre 25 et 30 % de leur chiffre d’affaires…
2020, année de chien ?
Pas tout à fait : à la sortie du confinement, les Français, privés de voyage à l’étranger, se sont tournés vers la montagne. Le grand air, quelques heures de marche en famille, une bière ou une tartiflette à l’arrivée… des bonheurs simples,
En cette mi-juin 2021, alors que la saison démarre, ce ne sont pas encore les randonneurs qui remplissent les dortoirs de la Boërne, mais les membres d’un club automobile, des fans de la marque Lotus. Plus quatre Vosgiens en jambes, des habitués du tour.
Vaccination oblige, les choses s’annoncent un peu mieux cette année, mais les gardiens de refuge savent qu’il va falloir rester souples, et continuer de jongler entre « résas » et annulations de dernière minute. En attendant, il n’y a pas foule.
Entre le refuge de la Boërne et celui de la Flégère (altitude 1 877 mètres), sur le merveilleux sentier en balcon que nous empruntons face au mont Blanc, aux Drus, aux Grandes Jorasses et à la mer de Glace, nous ne croisons qu’une poignée de randonneurs,
La surfréquentation… Certains en parlent, beaucoup font mine de l’ignorer. C’est pourtant simple : il y a vraiment beaucoup de monde autour du mont Blanc. Et pour lui, il y en a trop. « Dans dix ans, c’est mort, affirme Serge, au refuge du Fioux. Entre les tours-opérateurs qui vendent l’ascension comme un tour de gondole à Venise, les entreprises qui offrent un “mont Blanc en quarante-huit heures chrono” à leurs employés, l’inconscience des uns et le cynisme des autres, auquel il faut évidemment ajouter les effets du réchauffement climatique, je ne donne pas cher des futures ascensions. »
Le défi est immense : « Il faudrait que les pouvoirs publics interviennent, mais personne n’ose le faire, il y a trop d’intérêts et d’argent en jeu, soupire un gardien de refuge. Qui ira dire aux guides de Chamonix qu’il faut arrêter de faire un max de courses l’été, à 700 euros par client ? Qui ira dire aux tours-opérateurs de se calmer ? Et si on voulait vraiment réduire la fréquentation au sommet du mont Blanc, était-il raisonnable d’augmenter la capacité du refuge du Goûter ? »
D’inquiétants signaux s’allument, comme l’apparition, depuis une quinzaine d’années, d’espèces animales indésirables « que l’on ne rencontrait jamais dans le temps, à 1 500 mètres » : les tiques (qui peuvent transmettre la maladie de Lyme, entre autres), les rats taupiers (qui causent de gros dégâts aux cultures) ou les sphinx des pins (un papillon dont la chenille, comme son nom l’indique, adore les pins…). Face au refuge, le beau glacier du Bionnassay raccourcit à vue d’œil, et pendant que nous discutons on entend très distinctement les séracs tomber. « Ça ne gèle plus, là-haut, bougonne Serge. Il va y avoir des morts, les rochers ne sont plus fixés. »
Olivier Pascal-Moussellard – Télérama – titre original : « Les Alpes menacés par un trop plein de touristes ? ».