Sur la lenteur de la justice…

… l’analyse n’engage que les auteurs, après lecture, chacune-chacun aura certainement un avis, et « posté » un commentaire. MC

« Se sentant investis d’une mission, des citoyens se livrent eux-mêmes à une justice expéditive et parallèle ».

Aux quatre coins de la planète, Russie, Colombie, Népal, Nigeria, etc., des justiciers autoproclamés, galvanisés par l’exaspération qu’ils ressentent envers le laxisme ou la corruption des institutions répressives, s’ingénient à punir par eux-mêmes les fauteurs de troubles, ou ceux qu’ils tiennent pour tels.

  • Violer la loi pour maintenir l’ordre?

C’est cette inquiétante équation que décryptent deux politistes, chercheurs au CNRS, dans leur enquête comparative et foisonnante Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi (éd. du Seuil).

Gilles Favarel-Garrigues est spécialiste de la Russie et des questions de déviance ; Laurent Gayer, du sous-continent indien, Inde, Pakistan, Népal et des mobilisations violentes qui y ont cours. L’un et l’autre nous guident dans cet univers parallèle du crime et du châtiment, où la justice expéditive règne sans foi ni loi.

  • Comment vos aires géographiques de spécialisation, Russie et Asie du Sud, se sont-elles croisées pour nourrir cette recherche?

Notre goût commun pour la bande dessinée et le cinéma de genre nous a sensibilisés au thème de l’auto-justice, mais c’est le développement de pratiques justicières sur nos terrains respectifs, au tournant des années 2000, qui nous a incités à mener ce travail.

Avec ses adeptes d’un « mode de vie sain », qui diffusent sur Internet leurs raids contre les pédophiles ou les dealers, la Russie est à la pointe de nouveaux spectacles punitifs potentiellement lucratifs. En bons entrepreneurs, les justiciers russes les plus célèbres tirent profit de leurs millions d’abonnés et des publicités qu’ils insèrent dans les vidéos de leurs faits d’armes.

En Inde et au Pakistan, l’autojustice est plutôt associée aux extrémistes religieux, qui persécutent les musulmans accusés de profaner les valeurs de l’hindouisme, ou qui, à l’inverse, s’en prennent aux minorités religieuses, accusées de blasphémer contre l’islam. Ces diverses manières de se faire justice soi-même devaient être rapprochées, pour identifier une forme spécifique de pénalité, aussi spectaculaire que controversée.

  • En quoi consiste-t-elle ?

L’autojustice est une pratique coercitive à la portée de tous, des citoyens excédés, des groupes révolutionnaires ou des policiers-punisseurs s’abritant derrière leur uniforme pour éliminer les délinquants sans autre forme de procès.

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Les justiciers ne sont pas uniquement des citoyens défiant l’État: les escadrons de la mort qui sévissent en Amérique latine, au Brésil ou en Colombie, exécutent les basses oeuvres du pouvoir en liquidant les populations jugées improductives ou nuisibles (drogués, vagabonds, prostituées), mais aussi syndicalistes et opposants.

  • Au-delà de ces déclinaisons, quels invariants repérez-vous?

Tous les justiciers partagent le même constat : la justice officielle est trop distante, trop lente, trop procédurière, trop laxiste. En réponse à ces défaillances présumées, leurs méthodes violentes sont aussi expéditives qu’intransigeantes. Ils cumulent les fonctions pénales : s’improvisant détectives et policiers, ils font aussi office de juges, voire de bourreaux.  […]

  • A quand remonte le phénomène

Il serait périlleux de se lancer dans une histoire universelle de l’autojustice, au carrefour de la vendetta et de la justice coutumière. L’évolution du « vigilantisme » est plus aisée à cerner: ce terme, central dans l’histoire des États-Unis, désigne l’initiative de citoyens ordinaires résolus à maintenir eux-mêmes l’ordre, quitte à violer la loi. Les groupes d’autodéfense qu’ils forment prennent le nom de Moderators ou de Regulators dès la fin du XVIIIe siècle, mais c’est au cours du siècle suivant qu’ils se propagent dans l’ensemble du pays.  […] À la fin du XIXe siècle, l’histoire du vigilantisme se confond avec celle du lynchage. Les possédants blancs défendent non seulement leurs biens, mais aussi leur honneur en prenant pour cibles les Noirs accusés de viol ou de tentative de viol, dans un contexte post-esclavagiste où la population afro-américaine accède à un statut social et économique qui suscite ressentiment et jalousie.  […]

  • Pourquoi la justice expéditive est-elle aussi présente dans la pop culture?

Plus encore que les redresseurs de torts immortalisés par le western, c’est la figure du superhéros qui structure son imaginaire. Nombre de justiciers autoproclamés se son emparés du cliché du vengeur masqué se substituant à la police pour combattre le mal. Le superhéros se place au service de sa propre conception de la justice, quitte à s’attirer les critiques des policiers, des magistrats, des élus, voire de la population qu’il estime protéger.  […]

  • L’autojustice se présente toujours comme une mise en scène…

Elle est par nature spectaculaire. Rompant avec la « honte à punir » dont parle Michel Foucault à propos de la soustraction progressive du châtiment au regard du public, les justiciers hors-la-loi réhabilitent, avec fierté, les cérémonies punitives. Ces liesses répressives culminent avec les public torture lynchings, dans le Sud des États-Unis, au début du XXe siècle.

Assorties de séances de torture, les exécutions sommaires drainent les foules et s’apparentent à un divertissement autant qu’à une brutale réaffirmation de l’ordre racial. On y vient pique-niquer en famille, assister aux supplices, faire le plein de sensations, et l’on veille à ramener en souvenir une carte postale tirée et vendue sur-le-champ, voire quelque relique arrachée à la dépouille du condamné.

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Reste que l’actualité fournit depuis quelques années les indices d’une tentation justicière. On l’a vu lorsque les éleveurs et propriétaires de chevaux ont été confrontés en 2020 à une série d’exactions inexpliquées. Des redresseurs de torts se mobilisent contre la délinquance.

Parfois, leurs initiatives ne dépassent pas le coup de communication, comme lorsque des groupuscules d’extrême droite claironnent qu’ils se lancent dans la chasse aux migrants. Mais, parfois, les aspirants justiciers n’ont rien à envier à ceux des autres pays.

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Juliette Cerf – Télérama N°3728 (Extraits). Titre original : « La justice c’est moi ». 23/06/2021

3 réflexions sur “Sur la lenteur de la justice…

  1. bernarddominik 08/07/2021 / 8h09

    Quand on voit qu’il aura fallu 13 ans pour que la CJR se penche sur le cadeau fiscal de plus de 80 millions € fait par Éric Woerth à Bernard Tapie, le moins qu’on puisse dire c’est que la justice est laxiste. Mais sur le sujet je pense qu’il serait bon de créer un tribunal populaire pour juger les multiples scandales soit oubliés soit blanchis par une justice pas toujours très propre. Les condamnations seraient certes symboliques mais avec la publicité adéquate elles montreraient que le peuple n’est pas si naïf et peut-être briserait la carrière des plus corrompus.

  2. jjbey 08/07/2021 / 10h20

    La justice à plusieurs vitesses, c’est celle que nous connaissons.
    Plusieurs années pour faire valoir des droits et plusieurs années pour condamner, voire mettre en cause ceux qui les bafouent.

  3. Danielle ROLLAT 08/07/2021 / 14h31

    … »Selon que vous serez puissant ou misérable,
    Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »…

     Jean de La FONTAINE :  LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.
    

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