Marceline Loridan-Ivens est morte en 2018, à 90 ans. Je vous en parle aujourd’hui parce que je suis en train de lire son récit fulgurant, C’était génial de vivre, qui vient de sortir en librairie (1).
En un seul souffle et sans pathos, elle raconte sa vie avec ses parents, ses frères, et sœurs avant la déportation, elle raconte Birkenau et les autres camps ; et elle raconte le retour. « Je n’ai jamais quitté le camp Je suis dedans, je revois sans cesse la boue, la merde, les SS ». Super freudienne sans être passée par le divan, elle disait qu’on a l’âge de son trauma : même à ta fin de sa vie, elle avait toujours l’air d’avoir 15 ans. Elle riait beaucoup.
« Dieu, je l’emmerde. Il avait qu’à être là en 1942 ».
C’est ainsi que Marceline Loridan-Ivens manifestait son impatience que les prières se terminent aux tables des fêtes juives, pour pouvoir commencer à boire et à manger.
Elle avait été déportée à Auschwitz à 15 ans. Rescapée après être passée par plusieurs camps, elle est « scandalisée de continuer à vivre », et fait plusieurs tentatives de suicide après son retour.
Mais elle parvient à écrire des livres et à réaliser des films. Des films sur la guerre du Vietnam, sur la guerre d’Algérie; et sur Auschwitz : La Petite Prairie aux bouleaux (« Je voulais faire sentir ces ondes de choc qui se répercutent jusqu’à la fin de la vie, qui ne cessent jamais »).
Tout en décrivant « l’extrême violence », comme elle dit, Marceline Loridan-Ivens peut aussi bien évoquer la recette de Birkenau de la blanquette de veau (les déportées se parlaient beaucoup de nourriture) et elle peut rire en racontant l’histoire de ce garçon rencontré à Naples dans les années 1950, qui avait noté son matricule tatoué sur son bras pour le jouer à la loterie nationale : « J’ai trouvé ça extraordinaire. Ça changeait de toutes les stupidités que je pouvais entendre. J’espère qu’il a gagné le gros lot ».
J’ai déjà parlé plusieurs fois dans cette colonne d’Anne-Lise Stern, rescapée d’Auschwitz (où elle avait fait la connaissance de Marceline) et devenue psychanalyste après une analyse avec Lacan.
Dans les années de montée du révisionnisme et du négationnisme en France, Anne-Lise Stern avait commencé un séminaire, intitulé « Camps, histoire, psychanalyse : leur nouage dans l’actualité européenne »; il en était sorti Le Savoir-déporté, publié en 2004 au Seuil. Un livre énorme, incontournable quand on pratique la psychanalyse.
Anne-Lise Stern était née en 1921 à Berlin, d’un père psychiatre et militant socialiste qui avait dû se réfugier en France avec sa famille en 1933 (sa secrétaire, opposante au régime hitlérien, avait été décapitée à la hache par les nazis). Le Savoir-déporté vient d’être traduit et publié en Allemagne (aux éditions Psychosozial-Verlag).
Le titre-concept a disparu au passage : alors qu’il aurait très bien pu être traduit littéralement en allemand, il est écrasé par une citation lénifiante, Früher mal ein deutsches Kind – « J’étais jadis une enfant allemande ».
Et la postface de la traductrice, très philo, dilue les choses à coups de Ricœur et de… Heidegger! On ne pouvait pas plus brouiller le propos d’Anne-Lise Stern – elle qui crachait par terre quand elle devait prononcer le nom du philosophe nazi. Elle aurait eu 100 ans en juillet prochain. On aurait pu fêter ça plus dignement.
Yann Diener. Charlie Hebdo. 30/06/2021
- Récit écrit par David Teboul et Isabelle Wekstein-Steg à partir d’interviews réalisées en 2017 et 2018 (éd. Les Arènes).
Ni oubli, ni pardon, mais toujours souvenirs et commémorations… »il est toujours fécond le ventre d’où jaillit la bête immonde »… regardons autour de nous, ici et ailleurs..