La gauche face à la dette de la France.

Alors que les thèmes de l’élection présidentielle de 2022, risquent de « tourner » sur « Insécurité, immigration, identités, « islamo-gauchisme »… Les droites négligeront d’aborder la dette de la France.

Des idées foisonnent pourtant, notamment à gauche, et elles suscitent des propositions radicales, largement occultées par les médias. Dont celle d’annuler les dettes détenues par la Banque centrale européenne afin d’élargir les marges de manœuvre de la puissance publique.

A priori, tout aurait dû être très simple. Depuis des années, le gonflement de la dette sert de prétexte pour réduire le financement des services publics, amoindrir la protection sociale et imposer une austérité impopulaire. Une proposition formulée en février dernier par cent cinquante économistes visant à annuler une partie de ce fardeau aurait donc dû emporter l’adhésion de tous à gauche, notamment chez les économistes dits « hétérodoxes ». Mais patatras ! À travers un échange de tribunes au vitriol dans la presse généraliste et de quolibets sur les réseaux sociaux, le camp progressiste vient de démontrer une nouvelle fois sa désunion. Faut-il le regretter ?

La polémique s’arme au début de l’année dernière. Depuis quelque temps, Baptiste Bridonneau, un jeune doctorant, s’intéresse à la dette publique, « au fait qu’elle est un peu trop élevée aux yeux des gouvernements et qu’en dépit de taux d’intérêt bas, voire très bas, ils n’investissent pas (1) ».

Constatant à l’époque les limites de la politique monétaire des grandes banques centrales (l’injection massive de liquidités dans l’économie), les institutions financières internationales incitent les capitales à opérer une relance budgétaire — autrement dit, à dépenser davantage pour éviter une déflation mondiale. Rappelant que l’unique mission de la Banque centrale européenne (BCE) consiste justement à garantir la stabilité des prix, avec une cible d’inflation d’environ 2 % par an, Bridonneau poursuit : « Je me suis dit que la BCE devait se rendre compte que ses interventions ne suffisaient pas. Elle était au bout de ce qu’elle était capable de faire. Il fallait qu’elle réinvente son action. » 

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En compagnie de l’économiste Laurence Scialom, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme et responsable du pôle régulation financière de Terra Nova, le chercheur rédige en avril 2020 une note pour cette « boîte à idées » proche du Parti socialiste, puis de M. Emmanuel Macron (2). Le document formule une proposition offrant « un moyen pour la BCE de contraindre les États à investir ». « Aujourd’hui, nous explique Bridonneau, la Banque centrale rachète des créances publiques sur les marchés secondaires. Lorsqu’elles arrivent à terme, l’État qui les a émises doit les rembourser. Comment ? En s’endettant sur les marchés. Notre idée, c’est que la BCE dise aux capitales : “Très bien, vous vous réendettez sur les marchés et, de mon côté, j’accepte d’annuler cette dette si vous vous engagez à utiliser la somme initialement destinée à mon remboursement pour investir dans la transition écologique.” » Selon lui, la mesure ne ferait que des gagnants : d’un côté l’État, qui pourrait investir sans gonfler le montant de sa dette ; de l’autre, la BCE, qui orienterait l’inflation à la hausse.

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Pensée comme une réponse au dogme « orthodoxe » selon lequel les déficits publics seraient à proscrire, la théorie monétaire moderne (TMM)réhabilite une forme de keynésianisme traditionnel en proclamant la nécessité pour les autorités d’investir en cas de récession, quitte à faire basculer les comptes de la nation dans le rouge.

Au diable les trous dans le bas de laine, estime ce courant de pensée, puisqu’un État souverain sur le plan monétaire peut tout à fait se financer auprès de sa banque centrale : dès lors, seule une inflation devenue trop importante limiterait son intervention. Convaincus par la démonstration — et oubliant parfois que les États de la zone euro ont renoncé à leur souveraineté monétaire en acceptant le traité de Maastricht —, de nombreux passeurs européens se sont employés à introduire la TMM sur le Vieux Continent. Ainsi, en substance, de Dufrêne et Grandjean, qui, après avoir repris l’idée d’une création monétaire quasi illimitée, proposent également d’« annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour redonner une marge de manœuvre aux États (6) ».

Constatant qu’ils esquissent la même perspective, le binôme de Terra Nova et le duo Dufrêne-Grandjean unissent leurs forces. Ils sont rejoints par Gaël Giraud, économiste proche de M. Benoît Hamon, par Mme Aurore Lalucq, députée européenne membre de Place publique (la formation politique créée par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann), et par Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste spécialiste des questions financières.

Le petit groupe signe en juin 2020 une première tribune en faveur de l’annulation des dettes que détient la BCE, soit près de 25 % du total pour la zone euro (l’équivalent d’environ 3 000 milliards d’euros) (7). À gauche, l’idée séduit M. Hamon et M. Arnaud Montebourg, proches de certains des instigateurs du texte, ainsi que — bien que de façon plus confuse (8) — M. Jean-Luc Mélenchon, président du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale.

Moins d’un an plus tard, près de cent cinquante économistes de treize pays européens se sont ralliés à la cause et lancent un nouvel appel publié simultanément dans de grands quotidiens internationaux (9).

La tribune « des 150 » suscite rapidement deux réactions. L’une, attendue : un « non » catégorique de l’institution de Francfort, dont la présidente, Mme Christine Lagarde, balaie, en moins de quarante-huit heures, une proposition qu’elle juge « inenvisageable (10) ». L’autre, moins : une levée de boucliers tout aussi catégorique dans le camp « hétérodoxe ». Le 27 février, une nouvelle tribune présente la proposition dite « annulationniste » comme une « illusion technique » qui « détourne des enjeux de la période » (11).

Le gant est jeté : les réfutations succèdent aux contre-tribunes, chaque réponse en appelle de nouvelles, et les interpellations sur Twitter dégénèrent en invectives par blogs interposés, déployant toute la panoplie des déballages dont la gauche est capable. La controverse révèle néanmoins des divergences profondes quant à la nature de la dette, au rôle de l’État dans l’économie et, surtout, à la construction européenne. 

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Menace systémique ou édredon douillet

Et puis, ajoutent les signataires de la tribune « des 150 », rien ne garantit que les conditions actuelles de financement des États dureront éternellement. Si nul n’imagine un changement de la politique d’intervention de la BCE à court ou moyen terme — la décision provoquerait sans doute l’effondrement de la zone euro —, quid des autres créanciers ? « Au printemps 2021, rappelle l’économiste Pierre Khalfa (membre des « 150 »), on a observé une petite panique sur le marché des dettes publiques, avec une légère hausse des taux d’intérêt. Cela pourrait se reproduire, et surtout s’amplifier. » Dans un tel contexte, « annuler la dette publique détenue par la BCE (…) enverrait un message positif aux investisseurs qui suivent à la loupe les indicateurs d’endettement », écrit Couppey-Soubeyran (15).

Mais la mission des économistes de gauche est-elle vraiment d’« envoyer des messages positifs aux investisseurs » ? En insistant sur la nécessité de donner des « marges de manœuvre » aux États, la tribune des « annulationnistes » semble endosser implicitement l’analyse formulée de façon explicite par la note de Terra Nova : « De hauts niveaux de dette/PIB demeurent un problème majeur en ce qu’ils obèrent durablement les marges de manœuvre budgétaires futures. » Il existerait donc un niveau de dette (mesuré par rapport au PIB d’un pays) au-delà duquel la dette deviendrait « insoutenable ».

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De même que l’on peut s’emparer d’un marteau aussi bien pour enfoncer un clou que pour transpercer le crâne de son voisin, la dette ne serait qu’un outil. « On pourrait esquisser une loi sociale de redistribution des revenus par ce biais, écrit Lemoine. Si la dette finance des baisses d’impôts au bénéfice des détenteurs de patrimoine, elle aboutit à une redistribution des plus pauvres vers les plus riches. Au contraire, si elle permet des investissements sociaux à destination des plus pauvres, des services publics dont la qualité est privilégiée à la baisse des coûts, que le système de financement par l’impôt est progressif, alors la dette joue son rôle keynésien, redistributif, et fait de l’État l’investisseur de l’économie (18). »

Derrière la dette, donc, l’État, son rôle dans l’économie et les modalités de son financement.

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Renaud Lambert – Le Monde Diplomatique – titre original : « Quand la dette fissure la gauche française ».

Source (Extraits)


  1. Sauf mention contraire, les citations sont tirées d’entretiens avec l’auteur, menés au cours des mois de mars et avril 2021.
  2. « Des annulations de dette publique par la BCE : lançons le débat », Terra Nova, 18 avril 2020.
  3. Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Odile Jacob, Paris, 2020.
  4. Henri Sterdyniak, « La monnaie magique encore, une lecture de l’ouvrage : “Une monnaie écologique” », Le blog d’Henri Sterdyniak, 7 novembre 2020.
  5. Anne Isla, Histoire des faits et des idées économiques. Le pluralisme des idées, Ellipses, Paris, 2021.
  6. Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Une monnaie écologique, op. cit.
  7. « “La BCE devrait, dès maintenant, annuler une partie des dettes publiques qu’elle détient” », Le Monde, 12 juin 2020.
  8. Dans un discours à l’Assemblée nationale, le 22 mars 2021, M. Mélenchon a défendu dans un premier temps l’idée que la dette n’était pas un problème, avant de plaider pour une annulation (« Dette publique : peur pour rien ? », YouTube, 22 mars 2021).
  9. « “L’annulation des dettes publiques que la BCE détient constituerait un premier signal fort de la reconquête par l’Europe de son destin” », Le Monde, 5 février 2021.
  10. « L’annulation de la dette Covid-19 est “inenvisageable” », AFP, 7 février 2021.
  11. « “D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne” », Le Monde, 27 février 2021.
  12. « Dette publique : en finir avec les manipulations », Intérêt général, mars 2021.
  13. Ibid.
  14. Charles Forelle, Pat Minczeski et Elliot Bentley, « Greece’s debt due », 19 février 2015.
  15. « Débat : faut-il annuler la dette ? », Alternatives économiques, Paris, 17 octobre 2020.
  16. Benjamin Lemoine, « Dette souveraine et classes sociales. Plaidoyer pour des enquêtes sur la stratification sociale et l’ordre politique produits par la dette de marché », dans Julia Christ et Gildas Salmon (sous la dir. de), La Dette souveraine, Éditions de l’EHESS, Paris, 2018.
  17. Bruno Tinel, Dette publique : sortir du catastrophisme, Raisons d’agir, Paris, 2016.
  18. Benjamin Lemoine, « Dette souveraine et classes sociales », op. cit.
  19. « Débat : faut-il annuler la dette ? », op. cit.
  20. Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Une monnaie écologique, op. cit.
  21. « Annuler la dette : vrai débat ou piège politique ? Débat entre les économistes David Cayla et Laurence Scialom », Quartier général, 2 avril 2021.
  22. « Des annulations de dette publique par la BCE : lançons le débat », op. cit.
  23. « Annuler la dette : vrai débat ou piège politique ? », op. cit.
  24. Hubert Rodarie, Effacer les dettes publiques. C’est possible et c’est nécessaire, MA Éditions, Paris, 2020.
  25. Sophie Rolland, « Les placements des institutionnels dépassent les 3 000 milliards d’euros », Les Échos, Paris, 5 septembre 2017.

Une réflexion sur “La gauche face à la dette de la France.

  1. bernarddominik 09/06/2021 / 17h38

    Tout le monde est pour l’annulation de la dette. Mais si on y regarde de plus près cela revient à faire payer une partie des dettes par les pays vertueux, ceux qui ont su gérer les comptes publics. D’autant plus que le déficit paye le train de vie fastueux de nos élus.

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