Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en conflit avec les personnels de justice, inscrit ses réflexions d’ancien avocat pénaliste dans un projet de loi hétéroclite, la France consacre toujours aussi peu d’argent à sa justice.
Magistrats, greffiers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne qui les use et un empilement de réformes, sans vision globale, qu’ils n’absorbent plus.
Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et même… de procédures dénonçant leur encombrement.
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Que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là une exigence de la Convention européenne des droits de l’homme, et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion. Au regard de la quantité de dossiers traités, la tâche est quasi industrielle. En 2019, la justice civile et commerciale — qui tranche les litiges entre personnes physiques ou morales — a rendu 2,25 millions de décisions (3). La justice pénale — qui sanctionne les infractions à la loi — a brassé plus de 4 millions d’affaires nouvelles, dont 1,3 « poursuivables » après tri par les services des procureurs de la République (les parquets). Bon an mal an, il entre dans la machine judiciaire autant de dossiers qu’il en ressort. Mais cela toujours à flux tendu, et sans pouvoir vraiment « mordre » sur les stocks.
Les « flux », les « stocks » : la hantise des chefs de juridiction. Deux imprévus ont aggravé le problème en 2020 : une grève des avocats (ils s’insurgeaient contre la volonté du gouvernement de rappeler leur retraite spécifique) puis la pandémie de Covid-19, qui a provoqué la fermeture des juridictions pendant deux mois (hors contentieux essentiels). À Paris, le délai de traitement d’un contentieux social, bancaire, de copropriété ou de construction a grimpé à trente mois. Au tribunal judiciaire (TJ) de Lyon, dans certaines matières, il a été multiplié par deux […]
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« Sans le dévouement des personnels, on n’y arriverait pas », synthétisent à l’unisson magistrats, greffiers et agents administratifs pour caractériser la charge de travail qui les use. Les syndicats de personnels préfèrent la notion, moins sacrificielle, de « surinvestissement ». Depuis quelque temps, tous tirent la sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou par acharnement à faire face coûte que coûte, dans une culture professionnelle qui (…) tolère si peu la faiblesse », avertissait, côté juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête, en 2019 (4).
Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage politique et médiatique permanent, telles les réactions suscitées, en mars, par la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, ou, en avril, par le point final mis par la Cour de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité pénale accordée au meurtrier de Sarah Halimi (un verdict qu’a regretté le président Emmanuel Macron).
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Cette carence de moyens est loin d’être un simple ressenti. Selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), émanation du Conseil de l’Europe, en 2018, la France dépensait en moyenne, pour sa justice judiciaire, 69,50 euros par habitant, l’Espagne 92, les Pays-Bas 120, l’Autriche 125 et l’Allemagne 131 (5). Rapportées à la richesse du pays, les sommes consacrées s’élevaient en France à 0,2 % du produit intérieur brut (PIB), contre 0,32 % en Allemagne et 0,36 % en Espagne. Certes, une loi de programmation de la justice (LPJ) a été votée pour augmenter les crédits de 24 % entre 2018 et 2022. Mais c’est sans compter la tendance au fléchage des sommes vers l’administration pénitentiaire : quand, pour celle-ci, les crédits augmentent, en euros constants, de 25 % entre 2010 et 2019, ils ne s’accroissent que de 11 % pour la justice judiciaire.
Pour 100 000 habitants, la Cepej recense en France 11 juges professionnels, contre 24 en Allemagne ; elle dénombre 34 membres du personnel « non juges » (greffiers, adjoints administratifs, etc.), contre 43 en Belgique et 65 outre-Rhin. La situation est encore plus difficile pour les procureurs français, les moins nombreux d’Europe (3 pour 100 000 habitants, 7 outre-Rhin ou en Belgique) et, de très loin, ceux qui ont le plus de tâches à accomplir.
« Les magistrats, déclare Me Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les 70 000 avocats français, ne peuvent plus consacrer autant de temps à l’œuvre de justice, ce qu’ils peuvent vivre comme un déclassement de leur fonction. » L’ancien bâtonnier de Marseille remarque par exemple que « les juges du siège se concentrent désormais sur la décision » et que « l’audience disparaît ». Au fil des ans, la pratique des audiences à juge unique s’est généralisée. « Ils renoncent à la collégialité et il n’y a donc plus de délibéré. » Dans le même esprit, et pour gagner du temps, les audiences sans plaidoiries (avec accord des parties) se sont multipliées.
Le manque de temps développe un syndrome : l’« angoisse des piles ». « Il faut toujours avoir dans la tête la gestion des flux, témoigne une juge pour enfants qui officie depuis une quinzaine d’années, aujourd’hui dans le Sud. Si vous ne suivez pas le flux, vous êtes mort. » Tous les jours en audience, cinq dossiers par matinée (« où tout est grave et tout est urgence ») : le flux, dit-elle, est « permanent ». « Nous sommes obsédés par le temps, renchérit une collègue, chargée de contentieux civils. En audience, j’ai un œil sur ma montre. Et si on prend du retard… c’est l’engrenage. Comme le surendettement. »
Au pénal, où l’on traque crimes et délits, on est passé depuis quelques années au « traitement (des procédures) en temps réel » (TTT). De quoi s’agit-il ? D’une permanence téléphonique au cours de laquelle les magistrats pilotent en direct les affaires soumises par les enquêteurs de police ou de gendarmerie.
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Première présidente de la cour d’appel d’Amiens, Mme Catherine Farinelli énumère […] des pressions, plus récentes. La magistrate a succédé à son poste à des décennies d’hommes dont les portraits juxtaposés font bloc dans le couloir jouxtant son bureau. Pression des réseaux sociaux (« où tout le monde s’assoit sur la présomption d’innocence », car la foule n’instruit pas mais exécute), mais aussi de la modernisation : « Nous sommes en tremblement de terre permanent » — les derniers soubresauts sont dus à l’open data, avec la faculté bientôt offerte au public d’accéder à toutes les décisions de justice. Pressions, enfin, de la centralisation.
S’ils se sont traduits par une rationalisation des procédures et par un mouvement de déjudiciarisation (notamment par le développement de la médiation), les soucis d’efficacité et de maîtrise des coûts auraient aussi renforcé la logique de gestion des flux en entraînant parfois pour le justiciable une « mise à distance du juge (9) ». « Objectivement, confirmait une présidente de chambre sociale en 2020, l’accès au juge a été limité depuis quatre ans en matière civile et en droit du travail (10). » En droit social, le nombre d’affaires nouvelles par année (122 000 en 2020) a chuté de moitié en dix ans. Les dernières règles introduites laissent moins d’employés et d’ouvriers dans la tuyauterie judiciaire que de cadres. Eux ont les moyens de faire appel à un avocat spécialisé.
Ces évolutions dues à une logique gestionnaire modifient les pratiques. Le poids des indicateurs sur les flux et les stocks, l’usage du benchmarking (mise en concurrence) entre juridictions comme en entreprise « représentent un tournant pour les magistrats de tous les pays européens, dont la résistance ne se mesure désormais plus en termes de “tabou sur la productivité judiciaire”, mais en termes de rejet d’un “productivisme exacerbé” », écrivent Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, chercheurs à Sciences Po Grenoble et Bordeaux (11).
« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par le passé », estime aussi Mme Véronique Kretz, juge en Alsace. Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition de 242 juridictions spécialisées (tribunaux des affaires de sécurité sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.). Elle témoigne d’une évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les fins — qu’est-ce qu’une bonne décision et comment y parvenir ? — par les moyens assignés à une unique fin — comment sortir le maximum de décisions (12) ? ».
L’optimisation de la gestion des flux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru, d’« évacuer » des dossiers (300 000 affaires en France ont été transférées aux tribunaux judiciaires), derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se cachent des cohortes de personnes exclues du système, handicapées, aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte d’une rente d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le justiciable presque comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du flux] mène aussi à une perte de sens des plus criantes. » L’institution se retrouve donc prise entre deux feux : la recherche de l’efficacité budgétaire et le souci de rendre la justice à un coût compatible avec les exigences de procès équitable posées par la Cour européenne des droits de l’homme.
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Bref, l’intendance, épuisée, ne suit plus. En janvier, le ministre a dû se résoudre à décaler de six mois l’entrée en vigueur du nouveau code de justice pénale des mineurs, fraîchement adopté : les juridictions ne pouvaient pas l’absorber. En mars, les juges d’application des peines se sont élevés contre sa proposition de modifier les règles applicables aux détenus (déjà modifiées quelques mois auparavant) : « Nous ne sommes pas prêts (17) ! » « Nous sommes dans l’omnipotence de la communication politique », déplore un procureur général.
« Les réponses apportées par les politiques aux problèmes rencontrés par la justice sont formulées dans l’urgence, sans vision à long terme, alors que les cours et tribunaux sont engorgés et que le système ne tient que par la collectivité de travail », analyse Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, au sommet de la hiérarchie du siège. La communauté judiciaire a l’échine bien souple, fait d’ailleurs remarquer un ancien garde des sceaux : « Les grèves y sont rares. Et encore, pour ne pas déranger, se font-elles entre midi et deux ! »
Jean-Michel Dumay. Le monde diplomatique. Titre original : « Une justice au bord de l’implosion ». Source (extraits)
- Depuis le 1er janvier 2020, les tribunaux d’instance et de grande instance sont administrativement regroupés en une juridiction unique : le tribunal judiciaire.
- Olivia Dufour et Michèle Bauer, « Justice : “On ne peut plus tolérer les délais de traitement engendrés par le manque de moyens” », Actu Juridique, 31 mars 2021.
- Hors protection des majeurs et des mineurs, saisie des rémunérations, injonctions à payer. Sauf mention contraire, les statistiques mentionnées ici sont celles du ministère de la justice ou des juridictions elles-mêmes.
- Cf. « L’envers du décor. Enquête sur la charge de travail dans la magistrature », Syndicat de la magistrature, Paris, mai 2019.
- « Rapport “Systèmes judiciaires européens” — Rapport d’évaluation de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) — Cycle d’évaluation 2020 (données 2018) », Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2020.
- Loïc Cadiet, « La justice face aux défis du nombre et de la complexité », Les Cahiers de la justice, 2010/1, Dalloz, Paris, janvier 2010.
- Yoann Demoli et Laurent Willemez (sous la dir. de), « L’âme du corps. La magistrature dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail », mission de recherche droit et justice, Paris, octobre 2019.
- Cf. Manuela Cadelli, Radicaliser la justice. Projet pour la démocratie, Samsa Éditions, Bruxelles, 2018.
- Cf. Sophie Prosper, « Réformes de la justice et désengagement de l’État : la mise à distance du juge », Délibérée, n° 9, Paris, janvier 2020.
- Laurence Neuer, « Saisir le tribunal est devenu très compliqué pour beaucoup », Le Point, Paris, 23 juillet 2020.
- Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, « Les changements des pratiques et instruments gestionnaires des magistrats. Retours européens et comparés », dans « Magistrats : un corps saisi par les sciences sociales », actes du colloque organisé par la mission de recherche droit et justice et l’École nationale de la magistrature, Paris, janvier 2020.
- Véronique Kretz, « Juger ou manager, il faut choisir », Délibérée, n° 11, novembre 2020.
- Antoine Garapon, La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Odile Jacob, Paris, 2010.
- « Approche méthodologique des coûts de la justice. Enquête sur la mesure de l’activité et l’allocation des moyens des juridictions judiciaires », Cour des comptes, Paris, décembre 2018.
- Le cabinet de M. Dupond-Moretti n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.
- Cf. Éric Dupond-Moretti (avec Laurence Monsénégo), Le Dictionnaire de ma vie, Kero, Paris, 2018. Le propos cité est du magistrat Serge Fuster, alias Casamayor.
- Communiqué de l’Association nationale des juges d’application des peines (ANJAP), Créteil, 6 mars 2021.
La justice est un service public, et les services publics sont la dernière roue du carrosse. On dépense sans compter pour l’Élysée, les parlements, le conseil d’état, le conseil économique et peu social, le cour constitutionnelle, les centaines d’officines chargées dont on ne sait plus quoi, l’armée et les guéguerres de nos présidents, les prébendes diverses, et le peu qui reste est réparti dans les ministères et services publics.