Le devenir des stations de ski françaises.

L’arrêt des remontées mécaniques a rendu furieux le cartel des stations de ski alpin, qui dicte sa vision de la montagne en France. La crise sanitaire a aussi révélé l’attractivité d’autres approches, plus pérennes dans le contexte du dérèglement climatique. Ravivée par les confinements, l’attirance pour une nature préservée invite à une transformation des politiques d’aménagement du territoire.

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Sur les pentes qui dominent les immeubles de La Plagne Bellecôte, Marie-Amélie et Didier évoluent en raquettes. Venus de Viry-Châtillon, cette infirmière et ce pompier, sous tension depuis des mois, voulaient décompresser une semaine : « D’habitude, on vient pour des vacances de ski, raconte Marie-Amélie. Au prix du forfait, on veut glisser au maximum. Cette année, on est venus pour des vacances de montagne. On prend le temps de découvrir la nature, le silence. On n’a plus les bars, les sorties du soir. Mais, franchement, la foule ne me manque pas. »

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Maire de La Plagne et président de l’Association nationale des maires de stations de montagne (ANMSM), M. Jean-Luc Boch ne décolère pas : « On a mis en place des protocoles. On était prêts avant tout le monde. Et on s’est heurtés à un veto catégorique partant d’allégations fausses. Que l’on me prouve qu’il est plus dangereux de prendre un télésiège que de fréquenter le métro parisien ! Si on n’indemnise pas largement tout le monde rapidement, le modèle économique qu’on a forgé en soixante ans va s’écrouler comme un château de cartes. »

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Depuis décembre, le nombre de demandeurs d’emploi a bondi dans les vallées de la Tarentaise et de la Maurienne, les plus équipées en stations d’altitude. Les exploitants de remontées mécaniques ont globalement assumé leurs responsabilités en embauchant leur personnel saisonnier pour qu’il puisse toucher le chômage partiel.

On ne peut pas en dire autant des autres employeurs de montagne, à l’avarice légendaire : « Environ deux tiers des saisonniers restent sur le carreau et ne touchent pas le chômage partiel, explique M. Antoine Fatiga, délégué général pour les transports à la Confédération générale du travail (CGT). Cela représente plus de soixante mille travailleurs, rien que dans les Alpes du Nord. Tous les secteurs sont concernés : magasins, hôtels, restaurants, cabinets médicaux. »

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Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Traditionnellement choyés par les pouvoirs publics, beaucoup de moniteurs de ski conservent des revenus confortables, qu’ils « optimisent » grâce à un double mode de calcul des indemnisations — soit sur la base du chiffre d’affaires du mois comparable, soit à partir de la moyenne de l’année antérieure.

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« La monoactivité fragilise »

Samedi 30 janvier 2021. On est encore à la veille des vacances. En dépit d’un temps médiocre, le parc de stationnement du site des activités nordiques (ski de fond, biathlon, raquettes, etc.) de Corrençon-en-Vercors est saturé dès 9 heures du matin. Vêtements mal ajustés, pas du patineur un peu pataud, glissades et éclats de rire : l’arrivée massive de débutants a redonné aux pistes de ski de fond l’ambiance familiale qui y régnait dans les années 1980.

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« Cette saison, nous faisons le chiffre d’affaires du siècle ! La meilleure année depuis la création de la redevance ski de fond, en 1985, se réjouit M. Thierry Gamot, président de Nordic France, qui regroupe les deux cents sites de l’Hexagone. Le 8 mars, nous étions déjà à 70 % de plus que la moyenne des cinq derniers hivers, 100 % de plus sur les plus petits sites. On le doit à un beau début d’hiver enneigé, à un transfert du ski alpin, mais aussi à un besoin renouvelé de s’évader, de nature ; et, bien sûr, l’effet Martin Fourcade… »

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Dans tous les massifs de moyenne montagne, des Pyrénées aux Vosges, tous les week-ends depuis décembre ainsi que les vacances de février ont été marqués par une très forte affluence.

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L’attirance pour la nature ne s’est pas démentie depuis l’été, où elle s’était déjà traduite par une forte fréquentation en montagne. On a assisté à un engouement, voire à un emballement, pour toutes les activités hivernales, à commencer par les plus simples : marcher, faire de la luge ou des bonshommes de neige. Le public s’est renouvelé, avec beaucoup de jeunes et de familles venus des quartiers populaires. Fromagers et boulangers ont battu des records de ventes pour les pique-niques, quand les loueurs de matériel étaient complètement débordés.

« En quarante ans d’existence, nous n’avions jamais vu cela », témoigne M. Jean-Marie Lathuille, responsable du marketing chez TSL, premier fabricant de raquettes à neige d’Europe. Les usines de Rumilly et d’Alex, en Haute-Savoie, ont dû travailler en trois-huit pour faire face à une demande de réassort colossale.

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La massification de certaines pratiques n’est pas sans impact sur un milieu fragile. Elle met en lumière le déficit de transports en commun pour accéder à la montagne, comme la faiblesse des structures d’encadrement et d’initiation à l’évolution en pleine nature. Certains soulignent même que les stations avaient le mérite de concentrer les nuisances en évitant leur dispersion.

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« Je pense qu’on est à l’aube de changements importants », avance M. Frédi Meignan, qui tient une auberge en Belledonne après avoir gardé un refuge du massif des Écrins.

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Plus que jamais, les stations de ski alpin appartiennent à un monde de privilégiés. « Les prix sont prohibitifs pour la plupart des ménages », rappelle l’Observatoire des inégalités (3). Moins d’un Français sur cinq (17 %) part au moins une fois tous les deux ans en vacances d’hiver (4), celles-ci étant perçues comme « chères » et « compliquées à organiser ».

Encore plus rare, le ski alpin concerne au mieux 8 % des Français chaque année, et son public vieillit. Il fait beaucoup moins rêver les jeunes. Quand une agence spécialisée demande aux 15-25 ans le « truc » qui pourrait les décider à partir à la montagne, 48 % répondent : « les paysages », et seulement 16 % « apprendre le ski » (5).

En réponse à la stagnation du public français depuis la fin des années 1980, les stations françaises ont misé sur une « montée en gamme » (6). Des prestations toujours plus onéreuses alimentent une « croissance en valeur » qui vise un public toujours plus lointain, avec 70 % de clients étrangers dans les stations d’altitude comme Val-Thorens ou Val-d’Isère. Elles excluent la population de proximité, comme en témoigne M. Pierre Scholl, délégué syndical CGT qui travaille à Courchevel, mais habite dans la vallée de la Maurienne, où les logements sont plus abordables : « J’étais en Seine-Saint-Denis et je suis venu en Savoie il y a vingt ans, notamment pour le cadre de vie. Malheureusement, vu mes horaires et mes revenus, mes enfants n’ont jamais skié. »

Sur la couverture du livre Alpes et neige. Cent un sommets à ski, un grand classique publié en 1965  (7), le majestueux Grand Pic de la Lauzière (2 829 mètres) semble facilement skiable, la neige arrivant tout près de la cime. En ce 19 février 2021, les dernières pentes de la face nord apparaissent bien plus abruptes, et parsemées de barres rocheuses. En cinquante ans, la fonte du glacier de Celliers a modifié le profil de cette ascension, qui draine ce jour-là plusieurs groupes de skieurs-alpinistes équipés désormais de cordes, crampons et piolets pour le sommet. Plus inquiétant encore : sur les versants exposés au sud, la neige a perdu sa couleur immaculée au profit d’un ocre venu de loin. À deux reprises, des vents ont charrié des quantités exceptionnelles de sable du Sahara avant de les déverser sur toutes les Alpes, et jusqu’en Scandinavie.

Le dérèglement climatique mondial se traduit par un réchauffement plus intense dans les régions de montagne que sur les autres terres émergées, en particulier en hiver. Et il s’accélère depuis 2014.

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Sous la présidence de M. Laurent Wauquiez, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes a largement financé ses rêves de canons à neige et de lacs artificiels, qui transforment un peu plus la montagne en Luna Park : depuis les élections régionales de 2015, 47,5 millions d’euros d’aides régionales sont allés à la neige, 12,6 millions aux hébergements et seulement 3,8 millions ont servi à soutenir la diversification.

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« La crise actuelle apporte la démonstration que nous ne sommes pas préparés à faire face à des chocs, qu’ils soient d’ordre sanitaire ou climatique, lui répond Mme Corinne Morel Darleux, conseillère régionale du groupe Rassemblement des citoyens, écologistes et solidaires. Cela démontre que la monoactivité fragilise. On est dans une industrie très capitalistique, qui appelle des investissements lourds, rendus possibles par les subventions publiques et un prix du forfait élevé.

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La crise sanitaire a montré que d’autres voies étaient prometteuses, qu’il était urgent de remettre le tourisme à sa place et d’en reprendre le contrôle en révélant l’ambivalence de cette manne. La puissance publique peut jouer un rôle historique en orientant les soutiens massifs attendus vers une montagne à vivre, plutôt que vers une montagne à vendre.


Philippe Descamps. Le Monde Diplomatique. Titre original : « Quand la montagne s’émancipe du ski alpin ».

Source (Extrait)


  1. « L’accidentologie des sports d’hiver, saison 2019-2020 », Médecins de montagne.
  2. Discipline combinant tir à la carabine et course de ski de fond en technique du patineur.
  3. « Les sports d’hiver, une pratique de privilégiés », Observatoire des inégalités, Tours, 10 février 2020.
  4. Sandra Hoibian, « Un désir de renouveau des vacances d’hiver », Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), Paris, juillet 2010. Ces chiffres n’ont pas fait de l’objet de travaux plus récents, mais personne ne conteste leur pertinence actuelle.
  5. « Demain, tous dehors ? Les 15-25 ans et l’outdoor : usages et prospective », Agence Pop Rock, 15 octobre 2018.
  6. Lire « La montagne victime des sports d’hiver », Le Monde diplomatique, février 2008.
  7. Claire et Philippe Traynard, Alpes et neige. Cent un sommets à ski, Arthaud, Grenoble, 1965.
  8. Observatoire du changement climatique dans les Alpes du Nord 2020, traitement des données de Météo France par l’Agence alpine des territoires (Agate), Chambéry, janvier 2021.
  9. Michael Matiu (coord.), « Observed snow depth trends in the European Alps : 1971 to 2019 », The Cryosphere, vol. 15, n° 3, Göttingen, 18 mars 2021.
  10. « Rapport public annuel 2018 », Cour des comptes, Paris, février 2018.
  11. Ibid.
  12. Jacques Dieterlen, Léon Zwingelstein, le chemineau de la montagne, Arthaud, 1996 (1re éd. : 1938).

2 réflexions sur “Le devenir des stations de ski françaises.

  1. Danielle ROLLAT 15/04/2021 / 21h29

    La poule aux oeufs d’or a du plomb dans l’aile…

  2. jjbey 15/04/2021 / 22h58

    Pas de difficultés dans le métro et le RER, la Covid y est suffisamment dérangée par le bruit et les odeurs qu’elle ne se pose pas sur ces heureux qui vont bosser. Le grand risque évident c’est en altitude où elle se développe, quand les gens sont sur les pistes à des mètres les uns des autres. Tout cela est bien connu et les classes de neige mortifères ont été supprimées, pas les classes qui pourtant sont des vecteurs importants de contamination. Vous comprenez? Moi pas.

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