Avec leurs bandeaux défilants, leurs images spectaculaires et leurs bavards installés en plateau, les chaînes d’information en continu ont colonisé notre imaginaire visuel et mental. Ces antennes, qui ont proliféré dans les années 1990 au nom du pluralisme et du « devoir d’informer », négligent l’enquête et le reportage. Elles impriment leur rythme à la vie politique.
Capacités d’analyse et culture historique ne comptent pas au nombre des qualités requises. « Media trainer » pour l’INA Expert, un centre de formation professionnelle, Emmanuel Vieilly a vu passer depuis 2016 plus de cinq cents journalistes et présentateurs de France Info, BFM TV, France 24, mais aussi RMC Sport et Public Sénat.
« Une émission, c’est une histoire, avec des personnages. D’ailleurs, quand Cyril Hanouna vend “Touche pas à mon poste” [diffusé sur C8, propriété de M. Bolloré], il le vend avec la charte des personnages. Si vous ne mettez que des femmes sexy décérébrées, vous n’aurez pas de polémique sur le plateau, tout le monde sera d’accord. Il faut une sexy décérébrée, un séducteur, un intellectuel qui a écrit trois livres… Ça déclenche la guerre, donc ça crée de l’émotion et on a envie de regarder, pour savoir qui va gagner le combat. Comme une bagarre dans la rue, on a du mal à ne pas regarder », explique-t-il en mimant les postures des protagonistes.
Ainsi le virage vers la droite extrême de CNews doit-il autant aux restrictions budgétaires qui contraignent la fabrication de l’information en continu qu’aux intérêts économiques et politiques de M. Bolloré. En une décennie, la bagarre de plateau a gangrené toutes les grilles de programme, des « Informés » sur France Info à « Ça donne le ton » sur LCI en passant par « La belle équipe » sur CNews et « BFM Story », où Natacha Polony (directrice de la rédaction de Marianne), Sophia Chikirou (conseillère en communication) et Thomas Legrand (éditorialiste politique sur France Inter) croisent le fer avec Alain Duhamel sur des sujets aussi divers que « La France est-elle isolée sur la laïcité ? » (17 janvier 2021), « Qui déteste la police en France ? » (12 octobre 2020), « La santé ou la liberté ? » (13 octobre 2020), « Clap de fin pour les “gilets jaunes” ? » (14 septembre 2020).
Sur cette toile s’imprime l’habituel sermon sur l’objectivité journalistique. « Dans ce contexte marqué notamment par la montée du populisme, le développement des “fake news”, j’ai conscience que nous avons un rôle essentiel : informer avec rigueur, couvrir l’actualité sous tous ses aspects et lui donner du sens grâce au décryptage et au grand reportage », annonçait Marc-Olivier Fogiel, tout juste nommé à la tête de BFM TV, dans un courriel aux salariés en avril 2019, alors que la rédaction sortait quelque peu secouée de sa rencontre avec les « gilets jaunes ». « On est une rédaction qui fait du fait, et pas du commentaire. On ne commente pas l’actualité, on la livre, on est porte-voix. On n’est que le reflet de la société, on donne à voir ce qui s’y passe », nous affirme de son côté M. Mondoloni.
Outre qu’ils génèrent une audience à bon marché, débats animés et interviews en plateau permettent aux chaînes de convertir les polémiques qui y surgissent en information — à défaut d’investir dans les reportages : contrôlé ou non, un dérapage fait l’objet de commentaires et de reprises dans les autres médias, lesquels suscitent d’autres réactions en cascade. « Il y a différentes manières de valoriser des déclarations qui ont été faites à l’antenne, détaille Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM TV : par des titres, des rediffusions ou des plateaux. Par exemple, on repart d’une déclaration qui a été faite et on en rediscute à l’occasion d’un plateau suivant, voire on essaie de la développer. »
Sous couvert de traquer la « vérité », les questions frontales de Bourdin cherchent avant tout à susciter la « petite phrase » qu’on retrouvera sous forme de bandeau, d’articles sur le site de BFM TV, de tweets et, dans le meilleur des cas, dans d’autres médias. Exemple de fabrication d’une polémique, le 21 novembre dernier, lorsque Ruth Elkrief reçoit la maire de Paris :
Mme Anne Hidalgo, sur l’assassinat de Samuel Paty : « Chacun doit être au clair avec son rapport à la République. (…) Il faut pousser une partie de la gauche, les écologistes, à sortir justement de cette idée… »
Ruth Elkrief : « … de leur ambiguïté… »
Mme Hidalgo : « … de leur ambiguïté. »
L’échange a donné lieu à quatre articles sur le site de BFM TV, ainsi qu’à des reprises dans Paris Match, L’Express, Libération, Le Figaro, Le Monde, Le Point, Valeurs actuelles, sur CNews… Plus d’un mois plus tard, France Info en parlait encore (29 décembre 2020).
« Il y a un phénomène qui cristallise les critiques : c’est ce que disent les éditorialistes en plateau, en décalage avec ce que perçoivent les reporters sur le terrain », observe Astrid, qui a travaillé comme assistante et cheffe d’édition pour BFM TV et i-Télé. Le mouvement des « gilets jaunes », à l’hiver 2018-2019, a gravé dans les mémoires cette coupure entre le plateau qui commente au premier plan et l’image de l’agitation populaire en incrustation. Cette médiatisation aux allures de maintien de l’ordre explique l’accueil parfois âpre reçu par les journalistes reporters d’images (JRI) au pied de l’Arc de triomphe…
Sophie Eustache – Le Monde Diplomatique – Titre original : « Absence d’enquêtes et bagarres de plateau, les recettes de l’information en continu ».
Faire de l’audience, il n’y a que ça qui compte, c’est du même niveau que les films X et participe à la politique d’abrutissement nécessaire à la perméabilité des théories de l’extrême droite.