La « manufacture des Gobelins », vénérable institution passerait au privé…

Dans la volonté d’afficher la rentabilité financière, vertement critiquée par la Cour des comptes en 2019 pour son « immobilisme » et son manque d’« efficacité économique », l’institution que forment le Mobilier national et les Manufactures des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie, fondée sous Louis XIV afin de fabriquer les meubles et tentures des palais royaux, se cherche une utilité sociale nouvelle en ce début de XXIᵉ siècle.

Injonction lui est donc faite d’entrer dans l’ère de la rentabilité, de la concurrence, de la performance. En somme, de vivre avec son époque. La richesse de la vénérable maison, gardienne d’un exceptionnel savoir-faire et d’une autre éthique du travail, ne se situe-t-elle pas précisément en dehors des normes néolibérales ?

 […]

Son rapport annuel de 2019 dénonce en effet « une configuration propice à l’immobilisme », en l’état actuel, et « un statut inadapté à la conduite du changement », c’est-à-dire « peu favorable à l’inscription de ses activités dans une dynamique de recherche de performance et d’efficacité économique » (sic) [2]

« Ce qui nous inquiète, surtout, c’est ce que ça présage… », glisse Nicolas Mancel. À savoir, « l’introduction d’une logique de rentabilité dans un lieu de création », avec son cortège de « partenariats privés ».

 […]

Alarmant ?

Le directeur, Hervé Lemoine, s’efforce de rassurer. Haut fonctionnaire et ancien des Archives de France, lui-même n’a pas le profil d’un cost killer acharné. Depuis son bureau décoré, entre autres, d’une superbe tapisserie de l’artiste Aki Kuroda tissée dans les ateliers voisins  […] , il explique qu’un statut d’établissement public administratif permettrait aux ateliers de bénéficier de ressources propres.

Actuellement, explique-t-il, les règles de la comptabilité publique compliquent l’utilisation des recettes générée par ses collaborations avec le secteur privé.  […] contestées, terrain glissant ? Ces rentrées d’argent représentent « très peu par rapport au budget de la maison », souligne Hervé Lemoine : quelques centaines de milliers d’euros seulement, à comparer aux cinq millions du budget de fonctionnement et aux dix-neuf millions de salaires.

Ces partenariats prestigieux visent surtout à accroître le rayonnement de l’institution et, au-delà, du design français, ajoute le haut fonctionnaire, précisant cependant qu’il n’entend pas « entrer dans une logique majoritairement commerciale, parce qu’on ferait des concessions trop importantes en termes de recherche et de qualité ». Bref, résume le directeur, pas question pour les Manufactures, « lieux de création contemporaine depuis 350 ans », de « devenir un opérateur comme un autre sur le marché de l’art ». Sans doute.

Mais c’est bien cette perspective qui semble avoir guidé les magistrats de la Cour des comptes.

Par sa virulence, leur rapport, qui évoque « une institution à bout de souffle » (sic), est intéressant. Il montre que l’enjeu dépasse la question technique du statut ou, plus précisément, que celle-ci recouvre un tout autre débat, plus politique et quasi anthropologique.

C’est que l’enclos des Gobelins oppose à la logique néolibérale dominante une résistance tranquille dont on comprend qu’elle puisse exaspérer des gestionnaires obsédés par la « mise sous tension » (management par le stress). Dans ce coin de Paris, à deux pas du tumulte automobile et marchand de la place d’Italie, rien ne se fait comme ailleurs.

Le rapport au temps et la conception du travail y témoignent d’un écart (heureux) aux normes de l’époque. Les Gobelins sont un exemple de ce que Michel Foucault qualifiait d’« hétérotopies », ces « espaces autres » enclos dans l’espace ordinaire comme des « sortes d’utopies effectivement réalisées » [3] M. Foucault, « Des espaces autres » (1967), in Dits et écrits,…. Une exception dont on gagnerait peut-être à s’inspirer au lieu de chercher à l’éradiquer au nom de la « rationalisation ».

Entre deux confinements, l’atmosphère est concentrée, presque monacale, dans les ateliers des Gobelins. Ni frénésie ni dispersion : « Il y a ici un rapport au temps complètement décalé », témoigne Sophie Herbin, vingt-neuf ans. En fin de première année d’apprentissage au sein de l’atelier de restauration de tapisseries anciennes, la jeune femme travaille sur une tenture aux motifs floraux, une délicate « verdure » du xvie siècle aux tons passés. Sophie sait de quoi elle parle.

Ancienne ingénieure en reconversion professionnelle, elle a connu le rythme « très speed » des cabinets de conseil dans les tours de la Défense et ne s’y est pas retrouvée. Lectrice assidue de Connaissance des Arts, elle a repéré un jour dans cette revue une annonce proposant une formation aux Gobelins. Après une visite des ateliers, son choix s’est porté sur la restauration, « par goût de la durée, pour contribuer à transmettre une œuvre à travers les siècles ». L’ouvrière en herbe reprend ses broches, qu’elle manie avec attention et dextérité. À l’été 2021, si tout se passe bien, l’ex-consultante, diplômée d’une école d’ingénieurs, validera son CAP. Deux ans de plus, elle décrochera son brevet de métier d’art et dans la foulée, si possible, un poste stable à la Manufacture, dans ce même atelier de restauration qu’elle n’a nulle envie de quitter. Pourquoi le faudrait-il ?

Non loin de l’apprentie, Martine Saubusse, cinquante-six ans dont quarante aux Gobelins, restaure un tapis dessiné par Le Brun, très « travaillé » (« piétiné », précise-t-elle) après un long séjour à l’Élysée. Ses parents travaillaient ici, raconte l’ouvrière, elle-même a grandi « au milieu d’œuvres toutes plus belles les unes que les autres » et se réjouit de réaliser entre ces murs sa « vocation ».

À rebours de l’injonction générale à la mobilité professionnelle, l’inscription dans le temps long caractérise les Gobelins. Il faut quatre ans en effet pour former un·e ouvrièr·e d’art, et ce n’est qu’un début. « Ça donne les bases », explique Marie Rutschowscaya, entrée il y a un quart de siècle à l’atelier de haute-lisse (technique de tissage sur métiers verticaux) où elle est devenue cheffe adjointe. « Après, il faut encore une dizaine d’années pour maîtriser toutes les techniques. Ça permet d’aborder des œuvres qui présentent une difficulté particulière, par exemple dans le choix du nombre de fils… » indique-t-elle, désignant un carton de l’artiste américaine Kiki Smith.

L’œuvre originale aux couleurs lumineuses, Seven Seas, a été entamée trois ans auparavant, un travail de longue haleine donc, rien d’exceptionnel pour une tapisserie de cette qualité. Car ce sont les contraintes techniques de réalisation, et elles seules, qui dictent le calendrier de fabrication. Exposé à deux pas, dans le bâtiment de la Nouvelle Manufacture, l’impressionnant Diary de Tania Mouraud a exigé, lui, huit ans de travail à quatre mains dans les ateliers de Beauvais.

Télescopage de l’instantané et du patrimonial, cette tapisserie tissée en basse lisse (sur des métiers horizontaux) figure sur douze mètres carrés de multiples fragments d’actualité. Au total, quatre-vingts images extraites de vidéos réalisées par l’artiste avec son téléphone portable, certaines floues, d’autres d’une grande précision, reproduites en fils de laine. Bribes de manifs, clichés de compétition sportive, de journaux télévisés, zoom sur des avions de combat en plein vol : « Chaque image a exigé un échantillonnage de fils, un prisme chromatique particulier et des techniques de tissage adaptées, comme pour une œuvre unique, explique fièrement Odile Viret, cheffe de l’atelier de basse lisse où elle travaille depuis trente-neuf ans. On prend le temps nécessaire pour faire du magnifique. »

 […]


Ève Charrin. Revue « Le Crieur » N°  18 – Titre original : « Les gobelins, une institution royale à l’heure néolibérale ». Source (Extrait)


  1. L’institution comprend aussi les ateliers conservatoires de dentelles d’Alençon et du Puy-en-Velay, ainsi qu’un atelier de tissage de tapis à Lodève.
  2. « Le Mobilier national, et les Manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie : une institution à bout de souffle », Cour des comptes, Rapport public annuel 2019, février 2019.
  3. M. Foucault, « Des espaces autres » (1967), in Dits et écrits, Gallimard, Paris, 1994. « [Il y a] dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. »
  4. L. Boltanski et A. Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Gallimard, Paris, 2017.
  5. T. Le Bars, « Temps de travail riquiqui, absentéisme… Les agents publics de la Manufacture des Gobelins cloués au pilori », Capital, février 2019.
  6. D. Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018.

3 réflexions sur “La « manufacture des Gobelins », vénérable institution passerait au privé…

  1. jjbey 21/03/2021 / 9h55

    ô temps suspends ton vol. Les comptables comptent et pour eux le temps c’est de l’argent alors pourquoi s’étonner alors que la productivité est le noyau dur de la surexploitation capitaliste. L’art est lent, en dehors du temps et s’affranchit des règles du système alors il doit être exécuté, tout comme celui qui dit la vérité.

    • Libres jugements 21/03/2021 / 10h42

      Avec les études du dessin à l’école des beaux-arts Et les cours suivis à l’école Estienne dans les années 1958-60 d’une part, d’autre part dans le cadre de mon activité professionnelle liée à l’imprimerie, la photogravure, la reproduction d’art, j’ai eu la chance de déambuler plusieurs fois dans les ateliers des Gobelins à la manufacture. J’ai pu voir les merveilleux travails des liciers, la restauration d’œuvres anciennes. J’affirme comme dit dans l’article qu’il est impossible de rentabiliser les heures de travail réalisé par ses maîtres.
      Oui la culture est bien en danger, surtout lorsque l’on nomme une ministre incapable de voir autre chose que cette notion de rentabilité appliquée.
      Michel

  2. Sigmund Van Roll 21/03/2021 / 10h58

    L’art ancien est condamné à moyenne échéance à la disparition totale en raison de la rentabilité voulue par notre exécutif au pouvoir, tout comme le reste de la culture en règle générale.

Les commentaires sont fermés.