Gauche : les questions qui fâchent …

Denis Sieffert (1) répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage Gauche : les questions qui fâchent, aux éditions Petits matins.

Selon vous,

  • Avec le nationalisme, le colonialisme a été la grande tâche sur l’histoire sociale-démocrate.

Denis Sieffert. Effectivement, parce que le colonialisme attaque les principes mêmes de la gauche, d’antiracisme, de solidarité et d’égalité. Il interroge sérieusement le mythe de l’universalisme revendiqué par la gauche. Mais si la social-démocratie porte ce lourd fardeau de l’histoire parce qu’elle était au pouvoir aux pires heures de la guerre d’Algérie, les dirigeants communistes n’ont pas toujours brillé non plus par leur anticolonialisme.

Souvenons-nous d’Étienne Fajon qui qualifiait de « complot fasciste » les soulèvements de Guelma et Sétif, en mai 1945. Il n’est pas sûr que la pensée coloniale ait disparu de l’horizon mental social-démocrate. Il n’est qu’à voir, aujourd’hui encore, la difficulté de la plupart des dirigeants socialistes à penser la question israélo-palestinienne autrement qu’au travers du prisme de la droite israélienne.

Autre abandon,

  • L’Europe de Maastricht ou le clivage proeuropéen vs anti-européens allait brouiller le clivage droite-gauche.

La France socialiste a joué un rôle pivot dans le basculement de l’Europe dans la logique de Maastricht par laquelle le primat budgétaire a écrasé le social. Je soutiens dans mon livre l’idée que le tour de passe-passe s’est opéré assez frauduleusement au nom du pacifisme. « Le nationalisme, c’est la guerre », s’exclamait François Mitterrand.

Oui, mais le néolibéralisme adopté par la social-démocratie européenne, et la relégation de la question sociale, ont provoqué un grave divorce entre l’opinion et l’Europe et nous ramène à des formes redoutables de nationalisme dont le Brexit et l’illibéralisme hongrois sont des manifestations. Et voilà la gauche prise dans le piège d’une acceptation de l’Europe libérale ou du souverainisme.

Autre sujet qui fâche à gauche aujourd’hui : la laïcité.

  • Quelle est selon vous la ligne de fracture ?

Voilà sans doute le sujet le plus douloureux.

La laïcité, conçue par Briand et Jaurès comme un concept d’apaisement, est devenue, à force de manipulations, une cause d’affrontements au cœur même de la gauche. Des personnages comme Manuel Valls, et des cercles d’influence comme le Printemps républicain, proche du PS, en ont fait un concept identitaire d’une grande ambiguïté. Je ne suis pas loin de penser que cela nous ramène à votre question précédente sur le colonialisme.

L’empilement des discours et des projets de lois tourne au harcèlement de nos concitoyens musulmans. Sans parler du débat sur les caricatures ou les injonctions à se dire « républicain ». La formule « pas d’amalgame avec le terrorisme », si souvent répétée, s’apparente de plus en plus à un déni assez grossier. Car l’amalgame n’est jamais loin. Le port du voile et la consommation de viande halal deviennent prétextes à suspicion. Les courants de la gauche, que je qualifierais d’ex sociale démocrate, finissent par flirter avec l’extrême droite.

La laïcité en est venue à servir les desseins les plus politiciens de reconquête d’une partie des classes populaires abandonnées à l’extrême droite. Alors que c’est sur le terrain social qu’il faudrait les reconquérir.

Sur ces questions, Jean-Luc Mélenchon a été l’un des rares à tenir bon sur une conception sociale de la laïcité  et à combattre un discours systématiquement anti-musulman. L’ayant beaucoup critiqué sur d’autres dossiers, je dois dire que j’ai aussi trouvé sous sa plume une approche plus ouverte de la République. Je l’évoque évidemment dans mon livre.

  • Vous faites de l’attitude par rapport à la guerre civile syrienne un autre point de clivage, dans quelle mesure ?

La gauche s’est montrée assez indifférente à ce qui se passait en Syrie. Comme d’ailleurs elle s’est peu manifestée en 2014 lors du coup d’État du général Sissi en Égypte. Le discours anti-islamiste amalgamant les Frères musulmans, Al-Qaïda, Daech, sans oublier le Hamas palestinien, le tout dans le contexte des attentats parisiens de 2015, a conduit à s’accommoder, de façon plus ou moins avouable, de la nouvelle dictature égyptienne et de Bachar Al-Assad.

Cette attitude a pris une ampleur particulière avec la tragédie syrienne parce que celle-ci a duré et s’est enfoncée dans l’horreur pendant neuf ans. Elle a révélé, dans le meilleur des cas, une naïveté par rapport au régime syrien installé comme rempart à Daech. C’est tout le contraire. Le coup de génie d’Assad est d’avoir libéré des dirigeants djihadistes, en même temps qu’il intensifiait la répression contre des manifestations pacifiques qui faisaient de la démocratie leur revendication. Le conflit s’en est trouvé confessionnalisé et militarisé.

L’aide apportée aux factions djihadistes par des États du Golfe a achevé de rendre illisible ce conflit aux yeux d’une grande partie de la gauche. L’idée, très culturaliste, que le monde arabe ne  pouvait décidément pas échapper à l’alternative islamisme ou dictature a conquis les esprits, et par un processus auto-réalisateur que les sociologues connaissent bien, elle a fini par être « vraie ».

Mais, avec l’entrée de la Russie dans le conflit, un autre phénomène m’a intéressé : le rapport à la vérité. Des préjugés idéologiques ont conduit un homme comme Jean-Luc Mélenchon à mettre en doute la réalité des attaques chimiques par le régime, et à attribuer à la Russie des objectifs d’éradication de Daech qui n’ont jamais été les siens.

L’aviation russe a pilonné les villes rebelles de l’ouest du pays quand Daech était ciblé par l’aviation américaine, à plus de deux cents kilomètres de là, et combattu au sol par les forces kurdes. Alors que le seul objectif de Poutine était clairement de sauver le régime de Damas menacé par la rébellion et non par Daech. Ce déni de réalité a considérablement ajouté à la confusion. Si bien que le clivage dont vous parlez est resté très intériorisé.


Interview de D. Sieffert (1) par Pascal Boniface – Source IRIS (Lecture libre)


  1. Denis Sieffert est l’éditorialiste du magazine Politis, dont il a longtemps été le rédacteur en chef, puis le directeur de la publication. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient et la société française.

4 réflexions sur “Gauche : les questions qui fâchent …

  1. bernarddominik 14/02/2021 / 9h03

    Sieffert , au sujet de la Syrie, met Al Qaida dans les rangs démocrates puisqu’il reproche aux Russes de l’avoir bombardée et laisser les américains bombarder Daesh. Sa vue de la laïcité et de la république est discutable, je ne voit pas le voile imposé à une gamine comme un gage de liberté et de républicanisme. En revanche je suis d’accord que Maastricht a sacrifié l’Europe sociale au libéralisme, mais plus que Maastricht, ce sont les gouvernements, rien dans le traité ne forçait à ouvrir les services publics, énergie rail, au privé. Mais ce qui y était en filigrane c’était que nous allions financer notre appauvrissement, puisque nous payons pour voir nos industries partir à l’est, et voir l’Allemagne prendre le contrôle de la haute technologie. Les français ont voté pour des hauts fonctionnaires dont la vision cadre avec ses intérêts car ils ont aussi pris le contrôle des grandes entreprises prebendières, celle qui ne produisent rien mais profitent de lois pour s’enrichir: banques assurances eau, mais aussi du secteur public ou parapublic énergie transport.

  2. jjbey 14/02/2021 / 10h20

    Le parti communiste a lutté contre toutes les guerres y compris celle d’Algérie. Ses militant on payé un lourd tribut dans ces combats. Le « parti des fusillés » comme on l’appelait au lendemain de la guerre de 40 peut s’honorer de ses combats et ne perdons pas de vue que ce sont des ministres communistes de De gaulle qui ont nationalisé L’énergie, les banques, mis en place la Sécurité sociales ……, toutes choses que la droite avec la complicité de la sociale démocratie démolissent aujourd’hui. On comprend ainsi pourquoi le parti communiste est la cible incessante du capitalisme.

    • bernarddominik 14/02/2021 / 11h09

      Pour le PCF je regrette cependant que sur la sécu il ait créé le ticket modérateur dont le but était de financer la mutualité et à travers elle le pcf et le ps, et dans lequel se sont engouffrésles assureurs. Bismarck, homme de droite, a été plus social et plus intelligent car il en a en plus assuré la pérennité du système, en France tous les 5 ans il faut réajuster les règles.

  3. Danielle ROLLAT 14/02/2021 / 15h00

    Oui, il faudrait déjà redonner les clefs de la maison Sécu aux cotisants, (en réorganisant des élections, la dernière ayant eu lieu en 1982..) en finir avec les lois de financements qui la vident année après année, et supprimer toutes les exonérations de cotisations patronales, notamment dans la branche AT-MP.. Pour cela, il faudrait aussi, qu’il n’y ait plus d’alliances contre nature… entre certaines organisations ouvrières et patronales, contre des strapontins..

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