L’État social est plus sécuritaire que la police

“L’idée que l’État doit mettre de l’ordre est une tendance autoritaire intrinsèque au système libéral.”

… la philosophe Julia Christ chargée de recherche au CNRS et à l’EHESS, [analyse] le débat opposant sécurité et liberté, qui ressurgit dans le cas de la crise sanitaire comme dans celui du terrorisme. Elle soutient, contrairement aux idées reçues, que c’est l’absence de sécurité sociale qui entraîne la restriction des libertés. Renforcer les droits sociaux pour garantir à la fois liberté et sécurité, un programme tout trouvé pour la gauche ?

Durant cette crise sanitaire, certaines personnalités publiques s’émeuvent que « la protection de la vie » se fasse à tout prix, en particulier au détriment de nos libertés. Que pensez-vous de ce débat ?

Julia Christ – J’ai été extrêmement étonnée de constater, au moment où les libertés ont été restreintes par le premier confinement, que personne n’ait fait remarquer que l’on voyait pour la première fois au grand jour le lien inextricable entre les libertés individuelles et les droits sociaux.

Il est pourtant évident que nous avons dû rester chez nous parce que nos hôpitaux ne pouvaient simplement pas accueillir tous les malades, et l’explication à tout cela est que le système hospitalier a été mis en pièces par les politiques des gouvernements successifs. Cette idée a été très peu esquissée, même à gauche.

Cela m’a poussée à considérer qu’opposer libertés individuelles et protection de la vie n’était ni plus ni moins qu’un faux débat. Les libertés individuelles ont été restreintes parce que nous ne sommes, socialement, pas assez en sécurité. Être libre et être protégé sont liés.

Cette opposition entre protection de la vie et préservation des libertés a une histoire…

Julia Christ – Elle est très ancienne : elle commence avec le philosophe anglais Thomas Hobbes qui, au XVIIe siècle, a formulé l’idée que si rien n’empêche le plein exercice des libertés individuelles, alors celles-ci sont menacées. Il pense que la liberté doit être restreinte, car l’individu a des intérêts qu’il essaye d’imposer, et ainsi constitue naturellement une menace pour autrui.

Il faut donc selon lui un souverain qui le prive de certaines libertés (par exemple, celle de voler ou de tuer) pour que d’autres libertés soient protégées et exercées.

La loi et la police deviennent alors la seule manière de produire l’individu libre en société.

C’est ainsi que se structure le schéma libéral classique selon lequel c’est l’État et les contraintes qu’il impose qui forment la condition de réalisation de notre liberté (et donc le lien entre restriction et exercice des libertés). Cela a donné le poncif selon lequel « la sécurité est la première des libertés », qui revient à dire que si la police n’assure pas la circulation des gens, alors ceux-ci ne peuvent pas circuler librement. C’est perturbant, car la liberté se réfère aux capacités d’action d’un individu, tandis que la sécurité nécessite l’intervention d’un tiers.

Vous représentez cette opposition entre liberté et sécurité, que vous rejetez, sous la forme d’une balance avec deux plateaux qui devraient produire un équilibre…

Julia Christ – En temps normal, quand tout va bien, on a l’impression qu’un équilibre a été trouvé. Si bien que dès que la sécurité n’est plus assurée, comme ici avec la crise sanitaire, on veut absolument enlever du poids du côté de la liberté pour arriver à un nouvel équilibre. Donc on confine.

Puis on déconfine et on reconfine, mais on se rend finalement compte qu’on n’arrive pas à atteindre l’équilibre attendu. C’est que la balance elle-même est factice, car on considère liberté et sécurité comme deux biens différents alors qu’elles sont indissociables.

 […]

Quand on parle de sécurité, on pense plus volontiers au maintien de l’ordre et à des politiques chères à la droite…

Julia Christ – Pourtant, la sécurité, ce n’est pas seulement ce qui défend et interdit, mais aussi ce qui permet et autorise. Il faut lui redonner son caractère affirmatif.  […]

Si garantir la sécurité des individus, c’est leur permettre de faire des choses, et pas seulement interdire, alors c’est un concept de gauche : ce n’est pas pour rien que la Sécurité sociale porte ce nom ! Mais la gauche a abandonné ce thème, et parle en fait de « solidarité » pour parler de sécurité.

L’État social produit plus de sécurité que n’importe quelle police. La sécurité pour les libéraux, c’est uniquement l’ordre imposé : la régulation et la limitation.

Il est donc possible d’assurer la sécurité sans restreindre les libertés ?

Oui, exception faite du crime à l’ordre public.  […]

Le débat se pose-t-il dans les mêmes termes pour la sécurité face au terrorisme, par exemple ?

Julia Christ – Les parallèles sont relativement évidents : dans les deux cas, l’état d’urgence est déclaré pour restreindre des libertés fondamentales.  […] Mais les réactions sociales ne sont pas les mêmes: dans les attentats, ce n’est pas tout le corps social qui est concerné, et c’est une différence majeure avec la pandémie où la totalité de la société est concernée. Il est en cela étonnant que la défense des libertés ait été moins fortement menée en 2020 qu’en 2015, par exemple. […]

[…]

Plusieurs propositions de lois du gouvernement prévoient la restriction de certaines libertés, à l’université, en association, en manifestation, dans la presse… Quelle analyse en faites-vous ?

Julia Christ – Ce volet liberticide est le propre d’un gouvernement libéral, dans la mesure où le libéralisme pense que les libertés individuelles doivent être limitées. L’idée que l’État doit mettre de l’ordre, sans quoi les individus se permettraient n’importe quoi dans la poursuite de leurs seuls intérêts, c’est une tendance autoritaire intrinsèque au système libéral.

Je n’y vois pas une volonté de domination mais une incompétence totale à considérer que les individus font toujours partie de groupes sociaux qui se régulent déjà d’eux-mêmes : à l’université, en manifestation, dans les religions, il existe déjà des normes et des contraintes internes.

Ce gouvernement croit ne pas avoir d’autre moyen pour obtenir la cohésion sociale qu’en imposant ses valeurs, les fameux « principes républicains ». Cela témoigne d’une mécompréhension totale de ce qu’est une société et d’un aveuglement par rapport à la réalité sociale.

 […]


Romain Jeanticou – Télérama – Titre original : « Julia Christ, philosophe : “L’État social produit plus de sécurité que n’importe quelle police” ». Source (Extrait)

8 réflexions sur “L’État social est plus sécuritaire que la police

  1. Radosal 01/02/2021 / 12h10

    Pour moi ça n’a aucun sens. Si on va au bout du raisonnement on pourrait croire que abolir les lois a comme conséquence le rétablissement des lois « de facto », c’est à dire de l’ordre naturel. Mais, est-ce que l’ordre naturel est le même que l’ordre sociale? La Nature a t’elle les mêmes lois que les humains?

    • Libres jugements 01/02/2021 / 12h41

      L’analyse de cette philosophe est complexe et j’invite tous les lectrices-lecteurs a prendre connaissance de ses travaux … Bien évidemment son analyse est délicate mais pas utopique pour autant… reste aussi que la majorité des françaises-français réagissent comme tous les peuples méridionaux en criant d’abord au désordre, au chacun pour soi, moi je, moi …
      Je rappel que cette philosophe est d’origine allemande, donc de structuration mentale très nordique ou le respect de l’humain, l’écologie évidente et de la vie sociétale y est plus coutumière qu’en France.
      Cordialement
      Michel

      • Radosal 01/02/2021 / 13h31

        Même les peuples les plus évolué sont contraint par les lois.
        Si elles n’existaient pas ça serait la pagaille, même en Allemagne.
        Qui aurait cru que le phénomène néo-nazi prendrait si bien dans ce pays si structuré ?

        • Libres jugements 01/02/2021 / 14h59

          Tout d’abord grand merci pour prendre le temps d’échanger … mais SVP ne mélangé pas tout.
          J’entends aisément que votre analyse soit différente ; elle est certainement tout aussi recevable que celle énoncée par cette philosophe, encore faut-il que vous partagiez cette thèse pour que chacun puisse la comprendre. Merci d’avance.
          En toute cordialité.
          Michel

  2. Radosal 01/02/2021 / 16h14

    Mais je ne mélange rien du tout, ce n’était qu’un exemple pour mettre en valeur le fait que même les pays, et les personnes d’ailleurs, les plus civilisés peuvent avoir des tendances barbares sous la très fine croûte de civilisation. Croûte qui se casse à la moindre pression.
    Donc les lois et les « défenses de » sont malheureusement inévitable, en tout cas c’est mon humble avis.
    Moi qui ne suis pas un philosophe, et même si je peux comprendre les thèses que je ne partage pas.
    En toute cordialité,
    José Luis

    • jjbey 01/02/2021 / 19h04

      La Loi organise les rapports entre les individus vivants dans une même société. Ces lois varient en fonction de rapport des forces entre individus ou groupe d’individus. En 1936 le Front populaire a imposé à la bourgeoisie des avancées sociales que celle-ci refusait depuis fort longtemps. Les congés payés ne sont pas venus tout seuls….. En 1945 on a mise en place la Sécurité Sociale dont on mesure en ces temps tragiques la pleine utilité. La France libérée appliquait une des dispositions du Conseil National de la Résistance……..et celle-ci a désigné Ambroise Croizat, ministre communiste du général De gaulle pour faire ce travail. Depuis on n’a cessé de la remettre en cause alors il s’agit pour le peuple de créer un rapport de force suffisant pour que les requins de la finance ne mettent pas la dent dessus. Et ainsi la Loi empêchera ce mauvais coup.

  3. bernarddominik 01/02/2021 / 19h57

    Au sujet de l’état social vous allez rire…jaune. Le patron de mon fils, assureur, n’a pas perdu 1€ suite au covid19, il gagne 150 000 € par mois, et bien l’état de Macron lui accorde une prime de 1500€ nets par mois au titre de l’aide aux dirigeants suite à la pandémie. Et contrairement aux pauvres, il ne demande aucun justificatif pour cette prime. État social? Macron est bien un bandit qui pille la France pour enrichir les riches. C’est l’anti Robin des Bois.

  4. Danielle ROLLAT 03/02/2021 / 20h05

    On ne peut effectivement que déplorer, constater que nos droits régressent, notamment en matière de travail avec les tripatouillages des CHSCT, des commissions paritaires, de protection des délégués et élus syndicaux, la restriction des droits au chômage. Pour le logement, la diminution des APL, les loyers de plus en plus élevés, l’accession de plus en plus onéreuse.. On pourrait parler aussi du droit à la santé, avec les attaques successives contre la Sécu, les déremboursements, le démantèlement de l’hôpital, les vignettes jaunes, bleues, les franchises, et la non élection depuis 1982 de nos représentants dans la gestion des caisses, avec l’instauration de loi de financement bien rétrogrades,.. et le pompon avec la gestion de la crise du Covid : un festival !! Oui, nous sommes en guerre, et si certains profitent grassement de la crise, la majorité paie lourd et cash dans tous les domaines de la vie de tous les jours… Il faudra bien que quelqu’un paye l’addition, rende des comptes, à nous à y veiller..

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