À la lecture de cette analyse beaucoup d’entre vous seront étonnés. Est-ce que celle-ci va alimenter l’idée d’un complotisme pandémique ? Vous le savez, les articles postés sur ce blog s’entendent au titre du pluralisme de l’information. Chacune, chacun peut se faire ainsi son idée. MC
Grippe aviaire, Sras, Covid-19… L’anthropologue Frédéric Keck, auteur de “Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine”, ausculte la façon dont nos sociétés réagissent aux pandémies. Plutôt que de céder à la peur, il nous invite à repenser la mondialisation et notre rapport à la nature.
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Comment analysez-vous la dernière séquence ?
Frédéric Keck Confinement, fermeture des frontières, état d’urgence, exode, nationalisation des entreprises : après des semaines de temporisation ou d’incrédulité, le monde entier s’est lancé dans une guerre massive contre le coronavirus. […] C’est la première fois que les Français sont appelés à se battre, non contre une armée réelle sur une ligne de front, mais contre une armée virtuelle en restant chez eux. […]
Peur de contaminer ou d’être contaminé : la contagion s’est-elle installée au cœur du rapport social ?
Frédéric Keck Si le « virus » relève de l’imaginaire du poison, qui engendre peur et dégoût, son mode de propagation suscite encore plus de fascination et d’inquiétude. […]
En quel sens ?
Frédéric Keck Se serrer la main, s’embrasser, se parler en face-à-face sont désormais des gestes suspects, dangereux. Le virus renverse tous les rapports sociaux pour en montrer l’aspect pathologique. Et l’on est en droit de craindre, dans les prochaines semaines, autant la pathologie sociale (paniques, débordements, violences) que la pathologie virale. […] Aujourd’hui, les distances sociales recommandées, ainsi que les gestes barrières, montrent qu’autrui est une menace potentielle, un vecteur de transmission du virus ennemi. […] Emmanuel Macron, en mettant en garde contre l’écueil du repli nationaliste, a bien formulé que le Covid-19 n’avait pas de passeport.
Serait-ce le virus de la mondialisation ?
Frédéric Keck Toutes les épidémies sont liées aux grandes phases de la mondialisation, à l’accélération et à la multiplication des échanges. La grande peste de 1350, qui a tué un tiers des Européens, s’explique par le fait qu’il y avait d’importants mouvements de personnes et de marchandises lors des foires à la fin du Moyen Âge. Ce que l’on nomme la première mondialisation, c’est-à-dire la rencontre entre les Européens et les populations amérindiennes, a donné lieu à des épidémies massives et ravageuses, dont la variole, qui a tué la moitié de la population à Mexico en 1520. La grippe espagnole de 1918, c’est le moment où les armées américaines arrivent sur le territoire européen avec un virus qui se propage d’ouest en est, jusqu’en Inde et en Chine, et au sud vers l’Afrique, en tuant probablement cinquante millions de personnes. Ce n’est donc pas ce coronavirus-là qui est « la » maladie de la mondialisation. Il faut plutôt comprendre en quoi la phase du capitalisme mondialisé que nous traversons transforme notre perception et notre gestion du risque épidémique.
Que voulez-vous dire ?
Frédéric Keck En tant qu’anthropologue, je cherche à comprendre comment cette mutation virale microscopique est devenue une catastrophe politique, sociale, économique, à une échelle planétaire. J’analyse la réaction des sociétés à son apparition, le fait qu’Emmanuel Macron, par exemple, après des mois de mouvement social (Gilets jaunes, grèves contre la réforme des retraites), en soit venu à prendre des mesures de renforcement de l’hôpital public et à soutenir la recherche et l’enseignement.
À la différence de Nicolas Sarkozy, confronté à la grippe A en 2009, Emmanuel Macron n’a pas cherché à redonner un élan à l’économie en relançant les industries pharmaceutiques pour produire des vaccins. Cette fois, ce n’est pas l’industrie privée stimulée par l’État qui permet de lutter contre la pandémie, mais la suspension de l’activité, comme si la grippe prenait le relais de la grève pour arrêter ou ralentir le capitalisme.
Plus largement, je cherche à comprendre :
- Comment cette émergence biologique particulière a été interprétée et prise en charge par tout un ensemble d’acteurs.
- Comment est-on passé d’une chauve-souris qui infecte un homme par l’intermédiaire d’un animal d’élevage, peut-être un pangolin, vendu sur un marché chinois, à la panique généralisée et au déraillement de l’économie mondiale ?
- Le Covid-19 est en ce sens un fait social total au sens de l’ethnologue français Marcel Mauss, mort en 1950 – comme un obstacle dans la roue d’un vélo, il fait dérailler toutes les vitesses en même temps, du plus petit au plus grand palier.
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Vous écriviez déjà dans Un monde grippé, paru en 2010, que la question n’est pas de savoir si l’épidémie allait arriver, mais si nous étions préparés…
Frédéric Keck La question de la préparation à la prochaine pandémie se pose en fait depuis trente ans, et il faut en comprendre la généalogie. La lutte contre les maladies infectieuses émergentes (qu’elles soient naturelles comme les épidémies ou intentionnelles comme les attaques bioterroristes) est un discours post-guerre froide : c’est le récit d’une nouvelle guerre, initié par les États-Unis.
Après avoir pensé qu’ils avaient gagné la guerre froide contre l’ennemi soviétique, les Américains se sont rendu compte que certains biologistes russes allaient vendre leur savoir bactériologique, qui était d’un très haut niveau, à ceux que l’on appelait alors les États voyous.
Le gouvernement de Bill Clinton a ainsi cru que la prochaine attaque serait bioterroriste, et a transféré les techniques de préparation à la guerre nucléaire vers ce qu’il a appelé la « menace générique », qui comprend à la fois les attentats terroristes, les épidémies, les ouragans, les tremblements de terre… Un tel scénario a été confirmé par l’épisode des « lettres à l’anthrax », à la suite des attaques du 11 septembre 2001.
Que s’est-il passé ensuite ?
Frédéric Keck Ce scénario de la « biosécurité », que j’ai analysé avec des collègues américains, s’est transformé en Asie avec la crise du Sras. Celle-ci a été vécue comme un autre 11 Septembre, en donnant réalité à ce qu’avaient prévu des virologues australiens depuis les années 1960 : que la prochaine pandémie viendrait du sud de la Chine, du fait des transformations écologiques de cette région du monde. L’augmentation du nombres de volailles (on parle de treize millions en 1968, treize milliards en 1997), la déforestation qui amène les chauves-souris plus près des habitats urbains, etc. […]
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Qu’est-ce que cette pandémie révèle de notre relation aux animaux ?
Frédéric Keck La grippe se transmet des volailles aux humains par l’intermédiaire des porcs. Il est donc possible d’abattre les animaux contagieux, domestiqués par l’homme. Or les chauves-souris sont des animaux sauvages, cachés dans des grottes, impossibles à tracer. Ce sont, dans nombre de pays, des espèces protégées qui rendent des services écosystémiques en mangeant des insectes nuisibles. Nous sommes aujourd’hui confinés dans nos logements comme des poulets dans des cages, dans la crainte de mourir d’un virus qui vient d’autres animaux. C’est le signe qu’il faut rétablir le contrat de domestication, rétablir des devoirs réciproques avec les animaux. Le géographe Jared Diamond a montré qu’on les protège et qu’on leur donne un certain nombre de biens (le soin, le logis, l’alimentation), en échange desquels ils nous fournissent d’autres biens (le lait, le cuir, la viande). Quand ils nous envoient des maux, c’est peut-être que nous n’avons pas respecté les clauses du contrat. Ce sont toutes les failles de notre système écologique que cette crise nous permettra, je l’espère, d’affronter et de changer.
Juliette Cerf . Télérama. Titre original : « « Toutes les épidémies sont liées aux grandes phases de la mondialisation ». Source (extrait)
Dame nature dont on abuse se révolte et l’humain s’abrite derrière sa soif de richesses pour refuser de voir et de comprendre ce gaspillage et admettre qu’il doit cesser.