À quoi ressemblera l’après-pandémie ?

Les politiques déployées pour faire face à la crise sanitaire ont accéléré les tendances de fond qui traversaient les sociétés et inquiétaient les populations : incertitude, précarité, machinisme dévorant, désincarnation des rapports humains. Pour l’essentiel, cette transition vers le capitalisme numérique aura été pilotée par l’État.

La première vague déferlante du virus et la mise sous cloche de la moitié de l’humanité entre les mois de janvier et juin 2020 ont donné un écho inhabituel aux aspirations latentes (la plupart du temps disséminées, rarement décisives, souvent défaites) d’une partie de la population visant à bâtir un « monde d’après » qui ne charrierait pas toutes les nuisances de l’ancien, et qui aurait même quelques vertus.

Un monde dans lequel il y aurait des musiciens aux fenêtres, moins d’avions dans le ciel, des canards empruntant tranquillement le périphérique, des circuits courts recousant la déchirure entre villes et campagnes. Un monde dans lequel des professions fragmentées par la division capitaliste du travail se congratuleraient, perchées tous les soirs sur leurs balcons, pour le travail social accompli dans la journée (et la nuit aussi) par tous ceux dont les salaires auraient été remis à niveau.

Un monde dans lequel l’air serait plus pur, où l’avoir ne remplacerait plus l’être et où le sourire de la caissière ne serait plus forcé. La période de déconfinement puis la deuxième vague du virus ont déjà apporté la preuve que c’était beaucoup demander. L’espoir d’un retour à une vie « normale » a vite supplanté les autres, et, pour les populations qui paieront durablement le plus lourd tribut de l’effondrement économique, ce « retour à la normale » serait déjà beaucoup.

Est-ce à dire qu’il ne reste rien, l’hiver venu, de ces belles aspirations (parfois transformées en actions) qui ont au moins permis, cahin-caha, d’adoucir les affres du premier confinement ?

Ne pourra-t-on compter, à l’avenir, comme s’y risque l’Observatoire société et consommation, sur le fait qu’une crise comporte toujours un « puissant effet d’accélération des tendances que nous observions avant son irruption » ? « Cette épidémie semble en somme “précipiter”, au sens temporel mais aussi chimique, cette tension bien connue que décrivait [Antonio] Gramsci entre un monde ancien qui refuse de mourir et un nouveau qui peine à naître », analyse l’observatoire.

Un interrègne de tous les dangers qui peut engendrer « les phénomènes morbides les plus variés », alertait Gramsci (1). Malheureusement, le nouveau monde qui peine à naître n’a pas encore passé la tête, et rien ne garantit qu’il soit nouveau, ni même désirable. Un autre monde impossible est encore possible.

Car il n’est pas certain que nous ayons tiré les enseignements de cet interrègne forcé. Ce virus, auquel on a fait porter la promesse d’une commune humanité, a-t-il vraiment rapproché les êtres de par le monde, à la faveur de notre communion dans cette souffrance planétaire ?

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Pour le « big business », copieusement soutenu par les subsides publics et le délestage de ses coûts de main-d’œuvre (laquelle main-d’œuvre est mise au chômage, comme aux États-Unis, ou secourue par des mesures de chômage partiel prises en charge par la collectivité, comme en France), la dernière heure n’a semble-t-il pas encore sonné.

L’indice Dow Jones, qui synthétise la valeur boursière des trente plus importantes sociétés américaines, avait chuté de 35 % du 21 février au 20 mars 2020 (une ambiance de fin du monde) ; il s’est considérablement redressé depuis, battant même des records historiques en décembre, consolidant une progression de + 70 % en cinq ans.

Certes, les acteurs financiers ne formulent pas toujours une anticipation rationnelle des profits que réaliseront dans les dix prochaines années les entreprises dont ils achètent les actions

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Dans ce casino qui, en dépit du confinement, reste ouvert jour et nuit, les valeurs technologiques tiennent la corde. L’indice Nasdaq a progressé de 43 % durant les douze derniers mois. Il vaut la peine de resserrer encore la focale de cette boule de cristal pour voir le « monde d’après » qu’elle nous promet.

Sur l’année 2020, l’action Google gagne 32 %, Facebook 36 %, Amazon 79 %, Apple 82 %, Zoom 515 % (en dépit d’une baisse de 30 % après les annonces de succès des tests portant sur les projets de vaccin). Le 10 décembre 2020, l’action Airbnb, à peine introduite en Bourse au prix de 68 dollars, bondit à 145 dollars (soit + 113 %), preuve sans doute que notre besoin de « nous rapprocher », en Boeing, par des city trips chez l’habitant (lui-même parti vaquer à ses propres affaires), ne succombera pas au virus. La veille, l’introduction en Bourse de l’action DoorDash, une société spécialisée dans la livraison de repas et de courses à domicile, prenait le même ascenseur (+ 86 %). Deliveroo, qu’on imagine bien partager ses performances en Bourse avec ses livreurs, invités à livrer au seuil des pavillons suburbains les magrets de canard cuisinés tout frais (vivent les circuits courts !) à leur sortie du périphérique, avant d’aller réclamer leur propre pitance aux Restos du cœur — Deliveroo, donc : + 76 % depuis la mi-janvier 2020.

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Dans ce monde d’après qui est déjà là, les actions « stay-at-home » (un terme bien pratique en attendant la mise au point d’un indice boursier « coucou » des valeurs cannibales et prédatrices) ne sont qu’un segment de ces « valeurs » qui organisent nos vies séparées, dont les ressorts sont notre isolement, déjà acquis grâce à la société de consommation (laquelle a établi notre face-à-face solitaire avec la marchandise), le phagocytage des activités économiques du vieux monde et le déplacement des portes d’entrée de nos maisons, de nos magasins, de nos écoles, de nos cabinets médicaux, de nos administrations, de nos bibliothèques, de nos journaux, de nos salles de concert, etc., vers les nouveaux « portails » distribués le long des mailles de plus en plus serrées du filet de leurs plates-formes Internet.

Au secours, l’orthodoxie revient…

Sur le terrain de jeu aplani de la concurrence mondiale « libre et non faussée », tout le monde ne sera pas logé à la même enseigne. En dépit des efforts des gouvernements, dans les pays les plus riches, pour en limiter l’ampleur, la bérézina qui s’annonce pour les petits commerces, les restaurants, les salles de spectacle, les petites entreprises en appui des activités touristiques, culturelles, du secteur de l’événementiel et de la communication, etc., ne sera pas indéfiniment reportée. Pour les 3 500 black cabs londoniens qui ont quitté la ville pour aller rejoindre depuis le mois de juin des « cimetières de taxis » en banlieue, où ils s’entassent au milieu des broussailles et des détritus, et pour leurs chauffeurs, qui n’ont plus de quoi payer leurs traites aux sociétés privées à qui ils louent leur véhicule plus de 300 euros par semaine, l’aller sera sans doute sans retour. Le coronavirus aura accéléré leur faillite, déjà bien amorcée par l’ubérisation (6).

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et Save The Children ont calculé que, dans le courant de l’année 2020, le nombre d’enfants vivant dans le monde au sein de familles pauvres (selon le seuil défini par chaque pays) aura augmenté de 142 millions, pour atteindre 715 millions (soit 38,4 % des enfants de la planète) (7).

Dans les pays riches, l’envol de la pauvreté menace tout autant, en particulier ceux qui figuraient déjà parmi les plus précaires. En France, M. Louis Cantuel, responsable des relations institutionnelles des Restos du cœur, estime que le recours à l’aide alimentaire a progressé « de plus de 30 % dans les grandes métropoles en période de confinement. (…) On est dans une situation qui va durer, au-delà de la crise sanitaire », laquelle pourrait annoncer un « basculement durable dans la pauvreté » (8).

Le vieux monde ne veut décidément pas mourir, et expose plus que jamais ses balafres aux yeux du nouveau, qui ne l’est pas tant que cela. La crise sanitaire leur tend un miroir grossissant.

 Face à ces périls, qui sont pour la plupart encore devant nous, le « quoi qu’il en coûte » de M. Macron semble déjà s’effacer devant les canons de l’orthodoxie budgétaire : le 17 novembre 2020, l’Assemblée nationale a voté une loi de finances initiale pour 2021 qui prévoit un retour sous le seuil des 3 % de déficit public dès 2025. Avec la promesse de ne pas augmenter les impôts. Un « retour à la normale », en fin de compte.


Laurent Cordonnier – Économiste, professeur à l’université de Lille. Le monde Diplomatique. Titre original : « En avant vers le monde d’avant ». Source (Extrait)


  1. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1978-1996 (1re éd. : 1948-1951).
  2. Clotilde Armand, « Le passage à l’Ouest de médecins est-européens », Libération, Paris, 14 septembre 2020.
  3. Maryline Dumas, « En Tunisie, le ras-le-bol des blouses blanches », Le Figaro, Paris, 9 décembre 2020.
  4. « Les actions Zoom et Netflix s’effondrent à la Bourse après la bonne nouvelle autour du vaccin Pfizer », Business Insider France, 9 novembre 2020.
  5. Lire Julien Brygo, « Travail, famille, Wi-Fi », Le Monde diplomatique, juin 2020.
  6. Mark Landler, « “Field of broken dreams” : London’s growing taxi graveyards », The New York Times, 3 décembre 2020.
  7. « Children in monetary poor households and Covid-19 », Unicef, New York, 11 décembre 2020.
  8. France Info, 6 novembre 2020.

2 réflexions sur “À quoi ressemblera l’après-pandémie ?

  1. Le Jardin Secrêt De Marguerite 20/01/2021 / 13h04

    merci Louis je pense que nous subissons des injustices telles que cela un jour ou l’autre ira trop loin et, les peuples ne sont pas des abrutis et ça finira d’apres toi où comment? je t’avoue que ça me fait peur

  2. jjbey 20/01/2021 / 21h46

    Le monde d’après selon nos dirigeants c’est le capitalisme dépouillé de ses contraintes telles que le code du travail, les cotisations sociales………….A nous de faire qu’il soit vraiment différent.

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