Les références à la pensée d’Antonio Gramsci (1893-1937) sont devenues courantes de la part de personnalités de tous horizons politiques.
Elles se résument bien souvent à des appels à mener, dans les médias, la « bataille des idées » pour gagner le consentement des classes populaires. Pour revenir sur la richesse et parfois l’actualité de ses analyses, nous nous sommes entretenus avec Yohann Douet, philosophe et spécialiste de Gramsci.
Qui était Antonio Gramsci ?
Antonio Gramsci arrêté par le régime fasciste en 1926, et c’est en prison qu’il a mis sur le papier, à partir de 1929, ses réflexions les plus importantes sur la liberté de penser, d’écrire, jusqu’à ce que sa santé le contraigne à interrompre ce travail en 1935. Ce sont ces notes que nous connaissons aujourd’hui comme les Cahiers de prison. Au cours de son parcours politique, il a fondé et dirigé plusieurs journaux, dont l’Ordine nuovo, qui a eu un rôle décisif pour le mouvement des conseils d’usines de Turin en 1920, et l’Unità (1924), qui a été le quotidien du PCI tout au long de son histoire (et qui a fermé en 2017).
- Acrimed : Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci s’intéresse au rôle politique de la presse dans l’Italie de l’entre-deux guerres. Il décrit notamment comment les grands journaux contribuent, de différentes manières, à la domination de la bourgeoisie. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette analyse critique du rôle politique des médias ?
Yohann Douet : En prison, Gramsci analyse effectivement les médias, et principalement la presse, en lien avec l’idée d’hégémonie (politique et culturelle) bourgeoise, c’est-à-dire avec la manière dont la bourgeoisie suscite et organise un certain consentement au système social où elle est dominante. Le regretté André Tosel, brillant spécialiste de Gramsci, a écrit un article riche et complet sur « La presse comme appareil d’hégémonie selon Gramsci », et il emploie l’expression (qui ne se trouve pas telle quelle chez l’auteur des Cahiers) « d’appareil d’hégémonie médiatique ».
La presse peut exercer sa fonction hégémonique de plusieurs manières. Pour préciser cela, Gramsci établit une distinction entre deux idéaux-types : d’un côté, une presse d’opinion, lue par les membres des classes dominantes, et dont la ligne politique est en accord avec leurs intérêts ; de l’autre, les journaux d’information populaires, de mauvaise qualité, à destination des classes subalternes.
Je parlerai d’abord de la presse d’opinion. Elle est destinée à des individus éduqués et traite de questions directement politiques. Elle permet aux différentes positions en présence au sein de la classe capitaliste (et, dans une moindre mesure, des propriétaires terriens) de se confronter, et permet par là aux classes dominantes de s’unifier relativement d’un point de vue politique même si leurs intérêts économiques peuvent être en partie discordants.
Gramsci analyse longuement le cas du Corriere della Serra, quotidien qui est aujourd’hui le plus lu d’Italie. Sans être exclusivement un journal d’opinion, puisqu’il offre aussi une information de qualité, ce journal édité à Milan est, à l’époque de Gramsci, lié aux industriels du textile du Nord. Il défend ainsi des positions politiques qui correspondent aux intérêts de cette fraction de la bourgeoisie (notamment le libre-échangisme, contre le protectionnisme en vigueur à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle et qui favorisait plutôt l’industrie lourde). Mais il traite également de problèmes fondamentaux de la structure sociale italienne dans son ensemble, comme les problèmes du Mezzogiorno (le Sud pauvre et dominé par le Nord), que les rédacteurs du Corriere souhaitent voir résoudre dans le sens d’une plus grande intégration et d’un plus grand équilibre entre le Nord et le Mezzogiorno. Ce journal élabore bien une ligne politique (opposée en l’occurrence à celle du gouvernement). En organisant le débat en son sein, ou en polémiquant contre d’autres journaux voire contre le gouvernement lui-même, un tel journal d’opinion permet ainsi une confrontation politique entre différentes fractions des classes dominantes, à l’issue de laquelle certains compromis peuvent se dessiner.
Gramsci écrit en ce sens qu’« un journal, ou un groupe de journaux » peuvent jouer le rôle d’un « état-major du parti organique » (Cahier 17, §37, p. 286 [2]), c’est-à-dire traduire les intérêts communs d’un groupe social (intérêts communs qui définissent un « parti organique ») en ligne politique. Ce rôle de coordination et d’élaboration politique, ou si l’on veut cette fonction d’« intellectuel collectif [3] » de la bourgeoisie, revient tout particulièrement à la presse lorsqu’il n’existe pas de parti « formel » (c’est-à-dire de parti politique au sens courant) qui exprimerait ses intérêts : c’était précisément le cas en Italie à l’époque de Gramsci, où les hommes politiques représentant les classes dominantes étaient en général des notables locaux n’appartenant pas à de véritables organisations politiques dotées de programmes clairs.
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- Gramsci ne s’en tient pas à analyser la presse d’opinion, destinée à un lectorat bourgeois. Il se penche également sur le rôle de la presse populaire…
Oui et c’est sans doute son analyse des journaux d’information ou populaires (le second idéal-type distingué par Gramsci) qui est la plus utile pour penser les médias aujourd’hui.
Contrairement à la presse d’opinion dont le rôle est d’homogénéiser politiquement et idéologiquement les bourgeois, la presse d’information est différente, destinée à un lectorat populaire, et ne défend pas ouvertement des positions politiques. Il s’agit surtout de donner un contenu simple aux groupes subalternes, dans un but d’abord commercial, mais avec pour effet de les maintenir dans leur situation de subalternité.
Le journal d’information type, s’il est facile à lire, est généralement de mauvaise qualité, et il met l’accent sur les faits divers, les chroniques locales, les romans feuilletons, etc. Il « offre quotidiennement à ses lecteurs les jugements sur les évènements en cours en les ordonnant et les rangeant sous diverses rubriques » (Cahier 8, §110, p. 310), c’est-à-dire cadre l’information d’une manière biaisée. Plus encore, il communique de nombreux clichés et préjugés, en particulier nationalistes.
Ce type de presse favorise l’hégémonie des classes dominantes à plusieurs égards. Elle constitue une diversion (faits divers violents, etc.), qui détourne les subalternes d’une réflexion sur leur situation socio-économique concrète. Elle donne une image distordue de la réalité sociale dans son ensemble, qui empêche d’identifier et de combattre les sources véritables de l’exploitation et de la domination. Et elle contribue à diffuser au sein des classes populaires des idéologies nationalistes, racistes, etc., ainsi qu’un sentiment fataliste faisant penser qu’il est impossible de modifier l’état de chose existant.
Même s’il faut en général éviter de plaquer les analyses de Gramsci sur la situation contemporaine, le parallèle avec les chaînes d’information saute ici aux yeux ! Non seulement en raison du traitement biaisé et sans recul des événements et du jeu sur l’émotion (ce qui dans le cas de la télévision est accentué par le rôle de l’image), mais aussi parce que les discours d’extrême-droite, racistes et en particulier islamophobes y ont de plus en plus cours [4].
- […] Gramsci se penche sur la question de la crise médiatique en lien avec la crise politique. Ou comment la « crise d’hégémonie » que traverse son pays dans l’entre-deux guerres – contestation ouvrière, montée du fascisme – s’articule avec des bouleversements dans le système médiatique, confrontés à une défiance sans précédent.
Effectivement, ce qui est intéressant chez Gramsci c’est qu’il ne voit jamais le système de domination comme une réalité monolithique contre laquelle il serait vain de lutter. Il met toujours en lumière les failles, les luttes, les contradictions, les crises, etc.
Tout en soulignant comme on vient de le rappeler les effets négatifs de la presse dominante destinée aux subalternes, pour Gramsci le public populaire n’est pas dupe de tout cela, et peut recevoir avec une certaine distance critique le contenu idéologique auquel il est exposé. On sait d’ailleurs que Gramsci a beaucoup influencé les travaux de pionniers des « Cultural studies » comme Stuart Hall ou Richard Hoggart, qui ont montré que les publics populaires ne pouvaient pas être vus comme de simples récepteurs passifs manipulés par les médias dominants.
À ses yeux, le fait que les masses subalternes manifestent de plus en plus de défiance envers les médias traditionnels est (tout comme leur détachement du système de représentation politique) le signe d’une crise de l’hégémonie des classes dominantes. Et cette crise peut s’accompagner de l’apparition de nouveaux outils médiatiques.
Ainsi, Gramsci est attentif aux effets politiques de la radio dans les années 1920 et 1930, et il analyse en particulier son utilisation par le régime fasciste, sachant que le fascisme s’efforce précisément de créer une nouvelle hégémonie des classes dominantes alors que la forme classique de l’hégémonie bourgeoise (le régime parlementaire et le libéralisme) a connu une crise aiguë après la Première Guerre mondiale. En jouant de la peur et de l’émotion, la radio permet plus facilement que la presse de « provoquer soudainement des explosions fictives de panique ou d’enthousiasme qui permettent d’atteindre des objectifs donnés, électoraux, par exemple » (C7, §103, p. 242).
Plus généralement, pour Gramsci, « la communication parlée est un moyen de diffusion idéologique qui a une rapidité, un champ d’action et une simultanéité émotive infiniment plus vaste que la communication écrite (le théâtre, le cinématographe et la radio, avec la diffusion par haut-parleurs sur les places, battent toutes les formes de communication écrite, du livre à la revue, au journal, au journal mural) – mais en surface, non en profondeur » (C16, §21, p. 239).
Les nouvelles techniques de communication favorisent donc la diffusion simultanée de son idéologie par un régime centralisé comme le fascisme. Mais la crise des médias traditionnels (la presse écrite dans ce cas) n’implique pas pour autant qu’ils soient dépassés : ils restent au contraire les moyens par lesquels une conviction plus stable et profonde peut être gagnée, même si cela demande plus de temps et touchera un public moins large que les médias oraux. Par ailleurs, et c’est décisif pour un dirigeant révolutionnaire comme Gramsci, ils peuvent plus facilement être utilisés par les opposants au régime.
On pourrait établir une comparaison avec la situation contemporaine. D’une manière analogue avec les années 1930, on à d’un côté la défiance des masses populaires envers les médias dominants (presse, télévision, etc.), et de l’autre l’apparition de nouvelles techniques de communication (réseaux sociaux, boucles Whatsapp, etc.). Les deux se conjuguent et conduisent à la diffusion à très larges échelles de divers types de discours complotistes, qui dans le meilleur des cas sont des critiques « anti-système » inadéquates, d’autres fois sont des théories complètement délirantes, et souvent sont une forme nouvelle prise par l’antisémitisme ou le racisme. De tels discours peuvent être instrumentalisés voire directement mis en circulation par l’extrême-droite, qu’elle soit au pouvoir ou non : pensons à l’usage de Twitter par Trump, ou des boucles Whatsapp par les partisans de Bolsonaro.
Mais l’analogie avec l’analyse gramscienne des médias dans les années 1930 est limitée. Car c’était en raison de la simultanéité de la réception par les masses d’un message identique émis par le régime que la radio servait le fascisme. Alors que c’est la prolifération de différents discours (en particulier complotistes), et leur diffusion moins centralisée que capillaire (transmission par une multiplicité de comptes, de boucles, etc.), qui est aujourd’hui le signe de la crise d’hégémonie. Ainsi, les nouvelles formes de communication comme les réseaux sociaux (mais aussi Youtube, les podcasts, etc.) constituent un terrain que les individus et organisations qui luttent contre l’exploitation et les oppressions peuvent beaucoup plus facilement investir que la radio à l’époque de Gramsci (ou la télévision aujourd’hui).
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Frédéric Lemaire, Yohann Douet –Propos recueillis par Frédéric Lemaire pour Acrimed (Lecture libre). Titre original :« Gramsci, critique des médias ? » – Source
- Le PCd’I se renomme PCI (Partito comunista italiano) en 1943.
- Je renvoie à l’édition française Gallimard des Cahiers de prison (1978-1996). J’indique le numéro du cahier (C), le numéro de la note (§) puis la pagination dans le volume concerné.
- Pour employer une expression souvent attribuée à Gramsci, mais qui vient en réalité de son ancien camarade et de son successeur à la tête du PCd’I (1926-1964), Palmiro Togliatti (1893-1964).
- Sur ce sujet, lire « Chaînes d’info : l’extrême droite en croisière » sur le site d’Acrimed.
- La « bataille des idées » est d’ailleurs le nom de l’une des rubriques de l’Ordine nuovo, journal fondé par Gramsci.
- Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du FN et du MNR de Bruno Mégret, théorisait en 2008 un « cyberactivisme » d’extrême droite en 2008 dans un texte intitulé : « Douze thèses pour un gramscisme technologique ».
Note : Ce qui nous intéresse dans cet article n’est pas à proprement parler la dénonciation par Gramsci de l’attitude des médias à la solde du fascisme de l’époque, mais son analyse des différents supports relayant l’information médiatique et les événements de façon parcellaires et orientées.
C’est parce que nous voyons dans son travail d’analyse des parallèles plus que troublant sur l’hégémonie médiatique à travers le monde, mais aussi en France (pays qui nous intéresse le plus en tant que français) de la presse aux mains de quelques capitaines d’entreprises chargées directement ou indirectement de satisfaire les pouvoirs en place.
C’est parce que nous ne cessons de décrier l’information orientée, trop souvent parcellaire ou bafouée, par les médias traditionnels que nous accordons toute notre travail a dénoncer l’hypocrisie médiatique.
Toutefois, bien évidemment ce n’est que la vie de l’administrateur qui ne saurait en aucun cas influencer quiconque, juste vis-à-vis des lectrices, lecteurs de ce blog, apporter des éléments permettant de se faire SON opinion personnelle. MC
L’influence des médias n’a jamais été un point aussi important qu’aujourd’hui où la manipulation des esprits est devenu une science experte à laquelle il est difficile de se soustraire. Par contre, il est toujours possible de tendre une oreille attentive à l’opposition, à la diversité, pour se faire une opinion raisonnée.
J’adore quand et médias français dénoncent les censures en Russie, dans les pays islamiques, à Cuba, en Corée, Indonésie et que les pays tels que l’Argentine ou beaucoup plus près de nous la France procèdent de la même manière (mainmise sur l’information forme d’autocensure voire de censure) que ces organismes d’État exercent … Demain n’en doutons pas les réseaux sociaux devront diffuser l’information en contradiction avec les lois.
Ce n’est que mon avis … et bien évidemment aussi je le partage … HI, HI .
Cordialement
Michel
Rien de nouveau sous le soleil? Si, les réseaux sociaux qui défient les lois de l’intelligence tout en mettant à portée d’immenses connaissances. On s’empare de quoi? La bêtise prédomine dans leur utilisation, la pensée est souvent réduite à une minuscule place ce qui rétrécit encore plus la place du savoir et de la culture face aux fausses nouvelles et autres propagandes racistes, bellicistes, anti progrès………..