Les oubliés

En octobre 2020, plus de 800.000 travailleurs de la mer, sur le 1,7 million que compte la marine marchande, étaient bloqués, les uns à bord, avec l’interdiction de descendre, et les autres à terre, avec l’interdiction de monter.

Pour les « marins » à terre, l’absence de contrat, et donc de salaire, les condamne à la misère.

Pour les « marins » en mer, l’enfer s’éternise. Il a commencé en mars, quand la mise à l’arrêt de l’économie asiatique, puis mondiale, a empêché la relève des équipages et comprimé l’horizon des matelots aux quartiers spartiates des porte-conteneurs et vraquiers (ou aux ponts inférieurs des navires de croisière).

Pendant que, à terre, une partie des populations confinées commandait frénétiquement sur Amazon des rameurs d’appartement et des tapis de yoga, les marins s’activaient pour convoyer vers les ports occidentaux ces planches de salut fabriquées en Asie.

Au cours d’un mois ordinaire, cent mille navigants descendent à quai, et autant les remplacent. Hongkong, Singapour ou les Philippines figurent parmi les points-clés de ces rotations. Mais, entre les fermetures de ports et de frontières, les suppressions de lignes aériennes, les interdictions de débarquer, les mesures de quarantaine, les formalités administratives byzantines, etc., il devenait difficile qu’un équipage se présente au moment précis où un autre quittait le navire en étant assuré de son rapatriement : depuis mars, seulement un quart des relèves ont lieu.

À bord, les conditions de travail et de sécurité se dégradent : « Les heures de repos sont ignorées et remplacées par des heures de travail non rémunérées ; des systèmes essentiels à la sécurité sont quotidiennement négligés et remplacés par des inspections superficielles à distance », détaille un rapport de la Fédération internationale des ouvriers des transports (ITF) (1).

Médiatisée au début de l’été, quand chacun applaudissait les travailleurs de l’ombre (2), au point d’inspirer au pape une adresse spécifique (17 juin), la situation était promise à une amélioration rapide, à en croire le patronat et les autorités. Elle n’a cessé de se détériorer.

Théoriquement, la convention du travail maritime de 2006 limite la durée maximum d’embarquement à onze mois. Mais des milliers de marins coincés depuis le printemps cumulent déjà un an et demi de bord…

Contraints d’étendre leur contrat au-delà de la limite légale, ils poursuivent leur labeur, souvent en sous-effectifs, et dans un état d’épuisement physique et psychologique si avancé qu’hallucinations, crises d’angoisse et dépressions se multiplient.

Plusieurs cas de suicide ont été recensés. Sans soins, sans repos, sans contact avec leurs proches, sans information sur leur avenir, ces travailleurs issus en grande partie de pays à bas salaires redoutent la mise à l’index s’ils se plaignent ou cessent le travail. Celui qui se signale aux autorités, explique M. Jean-Philippe Chateil, secrétaire général de la Fédération des officiers de la marine marchande de la Confédération générale du travail (CGT), « il est mort. Il ne naviguera plus jamais : son employeur le mettra sur liste noire ».

Pour contraindre les armateurs à rapatrier le personnel, il faudrait que les inspecteurs des affaires maritimes (Port State Control) reçoivent l’autorisation de bloquer les navires en infraction. « Mais les États ont choisi leur priorité, commente M. Chateil  : la fluidité des échanges commerciaux, même s’il faut pour cela rétablir l’esclavage dans la marine marchande. »

[…]


Pierre Rimbert. Le Monde diplomatique. Titre original : « Le piège diabolique ». Source (Extrait)

5 réflexions sur “Les oubliés

  1. Carolyonne89 30/11/2020 / 4h10

    Bonjour, particulièrement touchée par les conditions de travail des marins de la marine marchande, car mon pere était, du temps où la marine marchande française existait encore vraiment, avant les « pavillons de complaisance  » je pense assez régulièrement aux situations des équipages d’aujourd’hui, exploités à outrance, non assurés car les affréteurs n’assurent que les cargaisons, et les propriétaires des navires, vu l’état de vétusté, et le mot est faible, n’assurent pratiquement plus les bateaux..
    D’ailleurs et c’est révélateur, auparavant lorsqu’un navire marchand disparaissait en mer, la presse en parlait, depuis ces nouvelles règles internationales, plus un mot sur les disparitions de navires avec à bord des marins pour la plupart d’origine philippines ou autres pays pauvres.
    n’ayant pas les compétences nécessaires bien souvent aux gestions de catastrophes maritimes, ni techniques pour tenter d’eviter de sombrer…une longue et lente agonie des principes fondamentaux du respect des règles de sécurité maritimes a vu le jour, jusqu’à la disparition totale de celle ci pour raisons de coûts et de responsabilité diverses.
    Ces pauvres marins, dans l’indifférence générale travaillent dans des conditions inacceptables et maintenant subissent également la crise mondiale sanitaire et économique, les empêchant de rejoindre leurs ports d’attache et leurs familles !
    Qui accepterait de travailler sans être au moins rémunérés dans de telles conditions ?
    Mais ils sont devenus les « invisibles  » de la mondialisation à bas coût, et peut importe leurs situations professionnelles et personnelles, pourvu que les marchandises arrivent, actuellement avec plus de difficultés bien sûr, et on le voit bien sûr terre aussi puisque les produits ne sont acceptables que sur commande darrivages dans beaucoup d’enseignes…Elle est bien loin la marine marchande française qui me faisait tant rêver lorsque, enfant, je venais à bord, où chaque navire était toujours impeccable, que je jouais avec joie et curiosité, admirative de ce monde ou solidarité et empathie régnaient à bord, et dont je voulais plus tard en faire mon métier, au grand désarroi de mon père 😊.. cela ne s’est pas réalisé, car entretemps tout avait déjà changé et cela me rendait le coeur, tout comme pour lui qui avait tant navigué… ses plus longs voyages duraient 9 mois, avant la réouverture du canal de Suez, puis 6 mois et enfin environ 4 mois avec les dernières technologies des navires.
    J’en garde des souvenirs impérissables de moments heureux, et suis toujours aussi nostalgique lorsque j’y repense..avec bien des regrets..pauvres marins d’aujourd’hui…de tout coeur avec eux qui ont toute ma sympathie…

    • jjbey 30/11/2020 / 11h46

      La marine marchande n’est qu’un instrument de transport des marchandises qui alimente les profits capitalistes.
      Alors il ne faut pas être surpris des conditions faites aux marins comme celles qui sont le lot quotidien de millions de travailleurs sous payés dans le monde.
      Réduire les coûts, augmenter les cadences, ne pas respecter les droits sociaux… sont le lot quotidien … des marins et des autres.
      C’est ce système qu’il faut couler.

      • Carolyonne89 30/11/2020 / 19h37

        Oui c’est clair, j’ai un « affectif  » particulier pour la marine marchande que j’ai bien connue puisque mon père était officier de la marine marchande, mais celà c’était avant. Avant la mondialisation ou du moins en fin de sa carrière quand sont apparus les fameux pavillons de complaisance, une infamie quand in sait les risques et périls que subissent les équipages, personne ne se pose de questions la dessus, c’est pourquoi je tenais à en parler…c’est toute mon enfance et mes rêves de pays lointains dont il me parlait si souvent, cela donne une vision du monde teintée de curiosité des autres de leurs manière de vivre et de leurs conditions de vie… tout ceci dit en aparté.. Mais sinon oui il est le reflet de cette mondialisation déshumanisé à outrance..là où avant on faisait des échanges commerciaux de produits dits exotiques, telles des fruits, café épices etc.. aujourd’hui ce sont des smartphones, pc , gadgets en tous genres inutiles et polluants à fabriquer et à détruire… et oui c’est donc tout ce système qu’il faut couler..mais quand j’entends à la radio les pubs incessantes pour achats de smartphones dernière génération avec 5G, et forfaits pour les pigeons car in fine bien plus chers après la période de remise commerciale, je me dis que l’on n’est pas « sortis du sable  » comme on dit..et quil y aura pléthore de gogos qui vont se jeter dessus tels les moutons consumériste bien formatés..de vraies mouches à merde..le terme est fort mais au niveau de ma colère actuellement…on se demande parfois si certains ont vraiment été dites d’un cerveau ? Ou alors ils n ont pas eu le mode d’emploi avec. Ou ne savent pas le lire..c’est dire !

    • Libres jugements 30/11/2020 / 11h51

      Bonjour et merci beaucoup pour ce commentaire.
      Cordialement
      Michel

      • Carolyonne89 30/11/2020 / 19h38

        Bonjour je vous en prie, ce fut avec plaisir, cordialement

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