La connaissance ou le néant.

On a beau convoquer sa mémoire, compulser des archives, on ne parvient pas à trouver un précédent, un crime ancien où un professeur aurait un jour été assassiné parce qu’il enseignait.

On cherche à se rassurer désespérément en se disant que ce n’était peut-être pas la première fois, car l’acte est tellement inouï qu’il est au-dessus de nos forces d’admettre que nous sommes témoins d’une violence inédite, d’un événement qui fera date et nous contraindra à admettre qu’il y a un « avant » et un « après ».

L’« avant » nous est connu. C’est l’école que nous avons tous fréquentée, où nos maîtres nous ont expliqué et fait découvrir le monde encore mystérieux. C’est l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, des idées, de l’histoire, de la science et de la raison. Il n’y a rien à craindre de la connaissance. Il n’y a rien à craindre de l’école. On la quitte pourtant un jour, et on s’aperçoit qu’on n’a jamais eu l’occasion de dire merci à tous les enseignants qui ont croisé notre chemin, et dont le travail nous a permis de bâtir notre petite vie.

L’« après » nous est inconnu. C’est un « après » où les violents ont pris la place de nos instituteurs, où on n’ose plus exprimer ses opinions, où on a peur de regarder des images interdites et de lire des versets sataniques. Les professeurs craignent pour leur vie et ont renoncé à dialoguer avec leurs élèves pour les faire réfléchir. Car dans cet « après », les ouvrages innombrables des bibliothèques scolaires ont été remplacés par un seul et unique livre, un livre saint, ou supposé tel, et la démocratie, sans même s’en apercevoir, s’est lentement transformée en théocratie.

La semaine dernière, une jeune femme, témoin au procès des attentats de janvier 2015, était interrogée pour savoir si elle craignait des représailles. « Je ne crains que mon Créateur », a-t-elle affirmé. La réponse, apparemment simpliste, est abyssale, car elle induit que rien de ce qui émane des hommes n’a de valeur. Ni la justice ni l’enseignement. Seul Dieu est légitime.

Un tel raisonnement suffit à renverser une société basée sur la raison et le consentement, et à jeter par-dessus bord toutes ses valeurs. « Je ne crains que mon Créateur » : la violence d’une telle phrase est annonciatrice de toutes les autres violences et les exonère déjà.

Les libertés d’enseigner, de s’exprimer, de discuter et de s’interroger mutuellement construisent, mot après mot, notre langage commun, base de toute démocratie. Il ne fait aucun doute aujourd’hui qu’à travers leurs victimes c’est la démocratie tout entière que ces assassins veulent décapiter.

Au lendemain d’un tel crime, la question qui nous hante est de savoir quelles actions mener pour vaincre cette idéologie. On se tourne vers Charlie comme si Charlie avait la solution ; on se tourne vers les politiques comme si les politiques avaient la solution; on se tourne vers les citoyens comme si les citoyens avaient la solution ; on se tourne vers les intellectuels comme si les intellectuels avaient la solution ; et à la fin, on se tourne vers les professeurs comme si les professeurs avaient la solution.

Quelle que soit la réponse, elle émanera des hommes et certainement pas de Dieu.

Tétanisés par la détermination des terroristes, nous finissons par nous comporter, sans même nous en rendre compte, comme s’ils étaient réellement inspirés par une force supérieure, capable de déchaîner une violence divine. Alors qu’en réalité ce ne sont que des humains, pauvres humains, misérables humains, insignifiants humains. Il faudra donc les traiter comme tels, car ce sera la plus dure sanction infligée à leur délire puéril de se croire les enfants du « Créateur », eux qui ne sont en vérité que les filles et les fils de l’ignorance et du néant.


Édito de Riss – Charlie hebdo. 21/10/2020


7 réflexions sur “La connaissance ou le néant.

  1. marie 25/10/2020 / 11h56

    Bonjour, c’est vraiment HORRIBLE, comment peux-t-on en arriver à de telles extrémités pour simplement une image, si je comprends que l’on puisse être choqué dans sa foi, il est toujours possible soit de détourner les yeux , soit d’en discuter, mais là c’est l’horreur absolue !
    Bon dimanche amitiés
    MTH

    • Libres jugements 25/10/2020 / 12h11

      Je ne puis qu’abonder Marie avec ce commentaire.
      Toutefois nous sommes horrifiés par ce qui se passe en France, tous ces attentats, ces actes horribles…
      Mais ne nous voilons pas la face, les exactions de ce type ont lieu quotidiennement dans d’autres pays y compris dans des états « dits » islamiques, ou des extrémistes entendent faire régner une certaine vision des lois coraniques … dans le même domaine n’oublions pas tous les génocides perpétrés au nom d’une dominance ethnique ou croyance sur une autre.

      Attention, dans mes propos il est pas question d absoudre tous les actes horribles perpétrés envers les humains de quelques obédiences qu’ils soient.

      En toute amitié et en souhaitant un bon dimanche
      Michel

  2. jjbey 25/10/2020 / 17h49

    Des abrutis nuisibles qui ne méritent que le dédain et les sanctions appropriées veulent asservir le monde et n’hésitent pas à commettre les pires crimes pour faire plier la raison et l’intelligence. Leur combat est perdu d’avance, d’autres s’y sont livrés avant eux et ont fini par disparaître. Cela mettra du temps mais c’est inéluctable.

  3. fanfan la rêveuse 26/10/2020 / 6h44

    Attention ne faisons pas d’amalgame en mettant les djihadistes dans le « même panier » que les musulmans.
    Deux branches qui ne sont pas du tout les mêmes et qui ne prônent pas les mêmes démarches.

    • Libres jugements 26/10/2020 / 15h33

      Françoise,
      j’ai un peu de mal à vous suivre votre le cheminement sémantique de votre commentaire.
      Certes comme toutes religions le Coran à ses schismes, chacun se référant à une lecture particulière des mêmes versets et en tire diverses lois dont certaines sont parfaitement contestables, intolérables.

      Dans l’histoire des croyances et l’essai pratiqué de leur domination hégémonique et territoriale, la chrétienté n’est pas mal non plus.
      Certes et fort heureusement nous avons passé le stade de l’inquisition. Mais si nous ne nous référons à l’Ancien Testament base de la religion israélite, les déviances perpétrées au nom d’une certaine lecture de ces textes, sert à la pratique hégémonique de l’expansion coloniale israélienne en territoire palestinien.

      Bien évidemment ce n’est qu’une impression personnelle et je me garde bien d’avoir une réponse toute faite aujourd’hui à ce questionnement.
      Bien à vous
      Michel

      • fanfan la rêveuse 26/10/2020 / 18h47

        Pensez-vous que les djihadistes soient de vrais musulmans ?
        Non, il se servent du Coran afin de semer la non-tolérance, la violence et installer leurs lois…
        Il ne faut pas faire un lien indissociable entre les musulmans et les djihadistes, autour de moi, j’entend des gens faire cet amalgame. Terrible erreur qui va plus encore mettre une méfiance et une intolérance avec ces personnes…
        Suis-je clair ?

  4. Pat 26/10/2020 / 18h04

    A l’instar de beaucoup qui médiatiquement déclarent que nous ne nous laisserons pas impressionner, cette violence qui gangrène les pans de notre société de multiples façons, finit quand même par nous faire peur. La démocratie n’est pas bien armée pour résister à la barbarie car elle est basée sur la raison, la responsabilité. Et ils le savent très bien pour provoquer et aller toujours plus loin en nous défiant de riposter pour que nous tombions aussi bas qu’eux.

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