Pour le spécialiste du droit du travail Emmanuel Dockès, le Covid est à l’origine de politiques à double tranchant.
Dans les pays où leurs racines sont profondes, droit social et droit du travail ont plutôt bien résisté au coronavirus, explique Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université de Paris Ouest-Nanterre. Et la crainte d’une explosion de colère joue plutôt en leur faveur, comme en témoigne plusieurs exemples dans l’Histoire.
Le coronavirus, vaguelette ou tsunami ?
« On a connu bien pire dans le passé, avec deux guerres mondiales et une épidémie de grippe espagnole qui a fait des ravages, bien que son souvenir ait été noyé dans la Grande Guerre. Ces conflits ont eu un effet d’accélération colossal sur le droit du travail, et plus largement sur le droit social, que l’épidémie de choléra, au XIXe siècle, n’avait pas modifiés.
On citera notamment la journée de huit heures de travail maximum par jour, et la création de l’OIT en 1919. Sa première convention prévoit, justement, l’instauration d’une durée limite dans le travail des ouvriers de l’industrie.Cette grande revendication de la fin du XIXe siècle fut accordée aux Français après un vote unanime de l’Assemblée nationale, et a failli figurer dans le traité de Versailles !
Il est vrai qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale elle apparaissait comme une évidence, bien aidée par les manifestations et les grèves – de véritables manifs de survivants –, la révolution bolchevique de 1917 et le mouvement spartakiste en 1919.
N’empêche, si les parlementaires ont accédé sans attendre à cette demande, elle sera vite rongée dans les décennies suivantes. Et un siècle plus tard, la journée de travail autorisée est de dix heures, susceptible de monter à douze en cas de convention collective… »
Vitale protection sociale
« Tout le monde a été plus ou moins victime du coronavirus sur la planète, mais pas de la même manière. Les travailleurs des pays où l’économie informelle, qui échappe au regard de l’État, est importante ont été les plus touchés : sans filet de sécurité, une épidémie peut vite se transformer en crise, non plus sanitaire mais alimentaire.
En Inde ou au Brésil, on a vu des gens rompre le confinement pour cause de famine. Mais même entre des pays aux modèles apparemment plus proches, comme les États-Unis et la vieille Europe, la régulation du système économique par l’État et le marché a été différente. […]
[…] Cette crise du coronavirus révèle donc […] l’utilité de la protection sociale. Symptomatique, à cet égard, est la décision du gouvernement de suspendre sine die sa réforme de l’assurance chômage, déjà adoptée mais pas encore appliquée : elle réduisait très substantiellement la protection des chômeurs, en particulier des travailleuses et travailleurs précaires. Quand l’économie se porte bien, on trouve toujours qu’il y a trop de dépenses de protection. Mais faire disparaître, en plein cataclysme, une partie de la population du champ de la protection n’aurait pas été bien vu… »
L’ambiguïté des mesures d’urgence
«[…] …lorsque les héros de la nation, applaudis tous les soirs par les Français, demandent une augmentation de salaire, vous ne pouvez pas les envoyer paître comme vous l’avez fait avant la crise… […]
La pression sur le droit social, très sensible depuis une trentaine d’années en France, n’a pourtant pas disparu : dans l’esprit de la plupart de nos gouvernants, les protections relatives au temps de travail nuisent au bon fonctionnement de l’économie. Des textes signés ces derniers mois le prouvent, qui suspendent les règles accompagnant les contrats précaires, ou même certaines procédures de liquidation judiciaire, notamment un principe clé de notre droit du travail, qui veut qu’un repreneur, quand il existe, réembauche au moins en partie les salariés de l’entreprise liquidée. Un principe supprimé par la loi du 17 juin ! »
Télétravail : oui, mais…
« Employeurs comme employés ont découvert les possibilités du télétravail, les gains de temps, de productivité, de bien-être. […]
[…]Lorsque le confinement a été décrété, on a peut-être voulu croire qu’à partir du moment où les salariés pouvaient télétravailler ils pouvaient aussi s’occuper de leurs enfants à la maison. Mais à qui revient, dans les foyers, l’essentiel du soin accordé aux enfants ? Aux femmes. Une fois de plus, elles font les frais de cette situation, étant entendu que, lorsqu’on essaye d’être à la fois un employé modèle et un instituteur consciencieux, on fait mal les deux ! »
Propos recueillis par Olivier Pascal Moussellard -Télérama. Titre original : « Droit du travail : le Covid, déclencheur d’avancées sociales ou danger pour les acquis ? » Source (Extrait)