L’aviation civile : combien d’entreprises survivront ?

Le transport aérien représente le principal vecteur de la diffusion mondiale du Covid-19 et le secteur d’activité le plus affecté par la pandémie. Porté par la croissance débridée du tourisme, il se retrouve au carrefour des crises sanitaire, économique, sociale et environnementale. […]

[…]… dans l’usine Safran Electrical & Power de Villemur-sur-Tarn. À une trentaine de kilomètres au nord de Toulouse, les salariés du groupe confectionnent la moelle épinière des avions : leurs réseaux de câblage. Des dizaines de milliers de fils métalliques et de connecteurs sont assemblés, reliés, ajustés en fonction des besoins de chaque compagnie. Ces opérations minutieuses requièrent l’intervention d’une main-d’œuvre experte, que ni le télétravail ni les machines ne peuvent remplacer.

Après trois jours d’arrêt pour intégrer les nouvelles règles sanitaires, l’usine tourne en « mode coronavirus » depuis le 20 mars. « L’activité a baissé de 50 % d’un seul coup au niveau mondial. […] explique M. Alain Sauret, président de Safran Electrical & Power. C’est d’autant plus compliqué qu’il s’agit d’une chaîne d’exploitation totalement imbriquée. Quand les compagnies reportent la livraison des avions qu’elles ont commandés, Airbus réduit ses cadences. Nous réduisons les nôtres pour livrer de façon synchrone les chaînes d’assemblage. En amont, il y a un effet amplificateur pour les équipementiers et les sous-traitants. »

L’ensemble du groupe Safran a réalisé 24 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, mais son directeur général, M. Philippe Petitcolin, imagine avec peine celui de 2020 […]

Premier secteur d’exportation, avec plus de 300.000 emplois directs, c’est un fleuron stratégique national qui tremble sur ses bases. Dans la région nantaise, et surtout à l’échelle de l’Occitanie, qui concentre près de la moitié de la production française, la secousse retentit bien plus fort encore.

Si, en termes d’emplois, l’aéronautique arrive après l’agroalimentaire et le tourisme, cette branche occupe de loin les premières places pour le chiffre d’affaires, le commerce extérieur ou la recherche.

Dans les deux dernières décennies, il a permis à la région de rester la seule de France à conserver un solde d’emplois industriels positif. […]

Le trafic aérien connaissait jusqu’alors une croissance soutenue

Ce coup de tonnerre éclate dans un ciel que beaucoup pensaient sans nuages. Clouée au sol, l’aviation éprouve la plus forte contraction de son histoire centenaire. En avril, les revenus mondiaux des compagnies aériennes ont baissé de 94 % (1). À peine chatouillé par les crises internationales précédentes, le trafic aérien connaissait jusqu’alors une croissance soutenue, avec un doublement tous les quatorze ans pour atteindre 4,3 milliards de passagers en 2018 (2). La flotte mondiale suivait et passait de 9 700 appareils en 1986 à 30 300 en 2018.

Cet essor accompagnait celui du tourisme, en particulier lointain. En France par exemple, seulement 28 % des voyages en avion ont aujourd’hui un motif professionnel ou scolaire, contre 62 % en 1974 (3). Inconnus il y a deux décennies, les transporteurs à faibles coûts ont attiré 1,3 milliard de passagers en 2018. […]

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Airbus, qui a réduit ses cadences d’un tiers, verrouille sa communication et ne répond que par courriel : « Sur la base des évaluations actuelles et en supposant qu’il n’y aura pas de seconde vague, nous ne prévoyons pas que le trafic aérien retrouve son niveau d’avant la crise avant trois ans au mieux, et cinq ans au pire. La croissance sera très limitée, et moins de nouveaux avions seront nécessaires pour la couvrir. »

L’hécatombe attendue attire déjà les prédateurs : « Depuis un mois et demi, je reçois des appels de Chinois, de Turcs et d’Américains, témoigne M. Robardey. Ils sont prêts à mettre de l’argent dans les boîtes pour prendre le contrôle. S’ils ont les moyens de financer cette traversée de la vallée de la mort, ils se paient à vil prix des technologies qui vont accélérer leurs capacités industrielles. »

Commandée par un syndicat britannique, une étude de la New Economics Foundation, groupe de réflexion économique, prévoit que, sans aide supplémentaire du gouvernement, 124.000 emplois pourraient être supprimés à court terme dans l’aéronautique du royaume, soit des pertes « plus importantes que celles observées au plus fort du déclin de l’industrie charbonnière (1980-1981) (5) ».

En France, le ministre de l’économie Bruno Le Maire évoque une menace pour 100.000 emplois dans les six mois à venir. Plusieurs compagnies aériennes pourraient disparaître. En dépit du soutien de l’État à hauteur de 7 milliards d’euros, Air France devrait annoncer début juillet la suppression de 8.000 à 10.000 postes. Le président d’Airbus, M. Guillaume Faury, a écrit le 19 juin à ses salariés pour leur annoncer que des décisions « amères » devront être prises pour « protéger l’avenir de l’entreprise ».

[…]

L’avion semble jouer un rôle majeur dans la diffusion des épidémies. Lors de sa dernière conférence au Collège de France, le professeur de microbiologie et maladies infectieuses Philippe Sansonetti plaçait en regard de manière démonstrative la carte du trafic et celle de la diffusion du virus (6). En étudiant la diffusion du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de 2003, une équipe franco-américaine a également montré que la « mobilité des personnes et les déplacements sur les liaisons aériennes commerciales sont le principal canal de propagation des maladies émergentes à l’échelle mondiale (7) ». Ces chercheurs en déduisent que les modèles de suivi et de gestion sanitaire devraient pleinement prendre en compte cette « matrice des transports ». À défaut d’avoir mis en place durant les premières semaines de 2020 des contrôles sanitaires sérieux dans les aéroports, beaucoup d’États ont dû se résoudre à immobiliser leurs flottes.

Une fois la crise sanitaire surmontée, le redressement du secteur butera sur la question du climat. « Un avion ne consomme aujourd’hui que trois litres aux cent kilomètres par personne transportée », entend rassurer M. Robardey. Tout dépend la manière de compter ! Pour un passager en classe affaires, c’est environ cent litres par heure et des émissions de gaz carboniques sans commune mesure avec le train. […]

 Les seules émissions de gaz à effet de serre imputables à l’avion en France représentent aujourd’hui 5 % du total — et non 2,8 % comme l’indique par un tour de passe-passe le ministère de l’économie, qui exclut dans son calcul la part française des vols internationaux (8). Tandis que les émissions françaises ont baissé globalement de 19 % depuis 1990, celles des avions ont plus que doublé !

En outre, les réacteurs provoquent en altitude des traînées de condensation et une nébulosité qui aggraveraient, en particulier la nuit, l’effet de serre dû à la seule combustion du kérosène.

[…]

[…]…, l’État devrait investir aux côtés des quatre grands (Airbus, Safran, Thales et Dassault) pour conforter les fonds propres des petites et moyennes entreprises, ce qui préfigure une concentration de la filière. Le chômage partiel devrait être prolongé pour deux ans, sans quoi les licenciements se compteront bientôt par dizaines de milliers.

Le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) devrait recevoir 1,5 milliard d’euros en trois ans pour accélérer la réponse technologique aux objectifs de neutralité carbone. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) a imprimé sa marque au plan en évitant toutes contreparties sérieuses, si ce n’est le renoncement au versement de dividendes pour Airbus, Safran et Thales, et le respect d’une « charte » entre donneurs d’ordres et sous-traitants.

Le ministre de l’économie s’est voulu audacieux en parlant de l’avion « vert » ou de carburants « neutres en carbone comme l’hydrogène ». D’autres évoquent l’essence synthétique, mais les techniques connues sont loin d’être maîtrisées pour être adaptées à l’aviation commerciale, et il semble très optimiste de miser d’ici à 2035 sur une rupture technologique pouvant conduire à un avion de ligne qui ne nuirait pas au climat, comme le fait le plan gouvernemental. Les dirigeants du Gifas imaginent répondre aux engagements climatiques de la France en recourant partiellement aux agrocarburants, dont on connaît les travers (13), et aux mécanismes de compensation par des puits de carbone ou la plantation d’arbres, autant de voies hasardeuses visant surtout à gagner du temps.

« Airbus ne peut pas être une “entreprise normale” »

Le ministre de l’économie affirme que les garanties d’emprunt sont accordées à Air France à la condition que la compagnie devienne « la plus respectueuse de l’environnement de la planète (14) ». Le principal engagement est la suppression des vols intérieurs « quand on peut faire le trajet en train en moins de deux heures et demie », et qui s’appliquera à toutes les compagnies. Une bonne partie de l’aide apportée devrait en définitive financer une « prime à la casse » pour l’achat d’appareils plus modernes, dont des Airbus A220, fabriqués… en Amérique du Nord. […]

L’idée de faire d’Air France un opérateur ferroviaire en coopération avec la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) est reprise par le collectif Supaéro-Décarbo, qui avance des propositions concrètes et chiffrées tant pour ouvrir des perspectives de diversification que pour planifier la réduction de la consommation de carburant : interdiction des avions d’affaires, des vols intérieurs lorsqu’une alternative ferrée de moins de quatre heures et demie existe, réduction des programmes de fidélité, etc. […]


Philippe Descamps : le monde diplomatique. Juillet 2020. Source (Extrait)


  1. « Air passengers market analysis », IATA, avril 2020.
  2. Rapports annuels de l’Organisation de l’aviation civile internationale.
  3. « Enquête nationale auprès des passagers aériens » (PDF), direction générale de l’aviation civile, décembre 2017.
  4. Cité par Christian Fletcher, Ryanair, low cost mais à quel prix ?, Altipresse, Levallois-Perret, 2013.
  5. « Crisis support to aviation and the right to retrain » (PDF), New Economics Foundation, Londres, juin 2020.
  6. Philippe Sansonetti, « Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée », Collège de France, 18 mars 2020.
  7. Vittoria Colizza et al., « Predictability and epidemic pathways in global outbreaks of infectious diseases : The SARS study », BMC Medicine, Londres, 21 novembre 2007.
  8. Cf. « 56e rapport de la commission des comptes des transports de la nation (2018) », Commissariat général au développement durable, août 2019.
  9. « Crise(s), climat : préparer l’avenir de l’aviation », Supaero-Décarbo et The Shift Project, 27 mai 2020.
  10. Le Monde, 29 mai 2020.
  11. Dans la version imprimée, une formulation tronquée pouvait laisser entendre que l’école était impliquée dans ce rapport, alors qu’il s’agit du collectif cité précédemment.
  12. « La grande arnaque, analyse du plan de soutien gouvernemental à l’aéronautique présenté le 9 juin 2020 », Université populaire de Toulouse, 18 juin 2020.
  13. Lire Éric Holtz-Giménez, « Les cinq mythes de la transition vers les agrocarburants », Le Monde diplomatique, juin 2007.
  14. France Inter, 4 mai 2020.
  15. Marc Gillet, « Le programme “Ciel unique européen”… au détriment du climat », Nature Sciences Sociétés, n° 23, Nanterre, 2015.
  16. « Des avions, des hommes et des femmes », vidéo en ligne sur TVBruits.
  17. « “Plus jamais ça”, 18 responsables d’organisations syndicales, associatives et environnementales appellent à préparer “le jour d’après” »

Version anglaise :

France’s aviation industry faces Covid and climate change

No going back to business as usual

France’s biggest export industry, aeronautics, is going through its biggest ever crisis. Nobody can say how quickly flying will resume after the pandemic: already Airbus has announced up to 15,000 job cuts worldwide

Lien : https://mondediplo.com/2020/07/09aviation


Version espagnole :

Aviación civil, la tormenta del siglo

El transporte aéreo representa a la vez el principal vector de la difusión mundial de la covid-19 y la actividad económica más afectada por la pandemia. El sector aeronáutico, hasta hace poco impulsado por el crecimiento desenfrenado del turismo, se encuentra en la confluencia de las crisis sanitaria, económica, social y medioambiental. por Philippe Descamps, julio de 2020

Seguir las marcas del suelo, lavarse con regularidad las manos, respetar las distancias, llevar mascarilla… A principios de junio, los nuevos rituales del trabajo eran ya casi una costumbre en la fábrica de Safran Electrical & Power de Villemur-sur-Tarn. En esta factoría, situada una treintena de kilómetros al norte de Toulouse, los asalariados del grupo confeccionan la médula espinal de los aviones: sus redes de cableado. Decenas de miles de hilos metálicos y conectores son ensamblados, unidos, ajustados en función de las necesidades de cada aerolínea. Estas minuciosas operaciones requieren la intervención de una mano de obra experta, que ni el teletrabajo ni las máquinas pueden remplazar.

Tras tres días de pausa para adoptar las nuevas medidas sanitarias, la fábrica funciona en modo “coronavirus” desde el 20 de marzo. “La actividad ha descendido de golpe un 50% a nivel mundial. He conocido el 11 de Septiembre, la guerra del Golfo, pero (…)

Lien : https://mondiplo.com/aviacion-civil-la-tormenta-del-siglo


2 réflexions sur “L’aviation civile : combien d’entreprises survivront ?

  1. Sigmund Van Roll 02/09/2020 / 12h16

    Ben comme le gouvernement nous muselle, il n’y a que les riches qui auront le droit de voyager . Le père Macron imite le modèle chinois en donnant des bons points aux citoyens modèles

  2. jjbey 02/09/2020 / 14h15

    Repenser le transport en tant que satisfaction des besoins du plus grand nombre ne figure pas dans les priorités gouvernementales. les effets d’annonces oui. Les actions non. Deux trains de nuit qu’on n’a pas supprimés………..Le Perpignan Rungis pour les fruits et légumes attend toujours le signal de départ. L’entretien des équipements reste lettre morte……………..Pipeau……….

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