La tisane, ça vous gagne

Depuis la départementale, grimpe un petit chemin de terre caché sous les arbres et qui débouche sur une vieille maison retapée, à la porte ouverte. Derrière, un champ plein de couleurs.

Chaussée de hautes bottes et abritée sous une fine capuche, une grande et mince jeune femme déambule entre ses plants de roses odorantes, de romarin, deux sortes de menthe et de verveine, des soucis, de la marjolaine, de la sauge, de l’hysope ou de l’agastache…

Intarissable sur les exigences et les propriétés de chaque plante, Anaïs Kerhoas, 32 ans, caresse de la main les fleurs jaunes du millepertuis ; frotte celles, violettes, du géranium odorant pour en extraire le parfum qu’elle hume sur ses doigts; émiette les racines mortes de la citronnelle malgache de l’an dernier. Le rouge des coquelicots sauvages étincelle, répondant au gris sombre du ciel de juin qui déverse des trombes d’eau, couchant les fleurs, inondant les jeunes plants de thym ou de lavande.

À Sains (Ille-et-Vilaine), à mi-chemin entre Saint-Malo et Le Mont-Saint-Michel, Anaïs Kerhoas a acheté cette vieille maison il y a quatre ans, avec son 1,4 hectare de terrain non cultivé depuis des décennies (il y eut autrefois des betteraves). Peu à peu, au rythme des emprunts, déclarations de travaux, subventions diverses, elle a refait l’isolation et le bardage de la maison, installé une petite serre, changé les fenêtres puis le toit, équipé d’une nouvelle pompe le forage creusé jadis à 50 mètres sous terre.

« En mai, il a fait tellement sec et chaud que sans lui tout serait mort », assure-t-elle en coiffant de ses doigts ses longs cheveux châtains. C’est ici qu’a enfin pris racine le rêve de cette jeune femme tenace : cultiver en bio des plantes médicinales et aromatiques (PMA) pour en faire des tisanes.

Un projet maintes fois lancé et menacé, que plus de huit cent mille internautes ont découvert en 2013 grâce au documentaire de Marion Gervais, Anaïs s’en va-t-en guerre, et que la jeune agricultrice raconte elle-même dans un livre paru le 10 juin.

Son territoire est féminin: entre les herbes et les fleurs, sautent trois chattes guillerettes et chasseuses qui ont élu domicile ici. Plus loin, bêlent la vieille brebis Bella et deux chèvres qui voudraient bien être au sec. Une immense grange blanche abrite le séchoir, naturel : une fois coupées et cueillies, fleurs et herbes y attendent tranquillement que leur eau s’évapore, « cela préserve leurs propriétés ». Dans une vieille caravane, un séchoir d’appoint, lambrissé, abrite dans des cagettes les roses tout juste coupées. Le parfum fait presque tourner la tête.

Il lui en a fallu, de la persévérance, à Anaïs Kerhoas, pour parvenir à concocter « l’effrontée », « l’utopique », « la rêveuse » ou « la délicate », ses mélanges de tisanes réalisés dans de grandes bassines puis conditionnés dans des sachets de kraft, qu’elle stocke dans une grande pièce derrière la cuisine. Elle les vend sur son site Internet, dans des épiceries bio de la région et quelques boutiques parisiennes, dont celles d’Olivier Roellinger, le célèbre chef de Cancale.

Avec environ 30.000 euros de chiffre d’affaires annuel, pour dix heures de travail par jour (sauf le week-end), elle se paie moins d’un Smic horaire. « Je préfère gagner moins que travailler plus. Même si je suis passionnée, j’ai besoin de lever le nez. » Elle n’est pourtant pas « dilettante », contrairement à l’une de ses tisanes, mais, à l’inverse, bosseuse et têtue, qualités indispensables pour franchir d’innombrables obstacles. Une première installation tourne court? Elle déménage, ses plants dans une brouette.

Un conseiller pour l’aide à l’installation lui suggère, très sérieusement, de faire plutôt des confitures? « Par principe, je n’en ferai jamais ! »

D’autres la découragent de s’installer seule, et en bio? Elle jure d’envoyer un sachet de ses tisanes à tous ceux qui n’y ont pas cru. « Je ne l’ai pas fait, mais ça m’a fait du bien d’y penser… Ils rigolaient un peu au début, les agriculteurs du coin, devant la fille de la ville qui venait faire ses tisanes bio. Je crois qu’aujourd’hui ils me respectent. »

Elle a grandi avec deux frères, la semaine à Rennes, avec sa mère assistante sociale, le week-end à Saint-Malo, avec son père aide-soignant dans une maison de retraite. Le dimanche, elle aidait au potager son grand-père imprimeur de billets de banque, ou bricolait des huiles à partir des fleurs du petit jardin paternel.

Sensible à tous les parfums (des troènes au printemps, des jonquilles des bois, de la mer ou de la résine des arbres), elle rêvait de devenir « nez », mais redoutait les indispensables études de chimie. À 18 ans, un semestre initiatique en solitaire à travers l’Inde lui apprend que « dans la vie tout est possible » et qu’elle est « capable de [s] débrouiller seule ».

Àson retour, elle décide d’apprendre l’herboristerie, bien que ces études ne soient pas reconnues. « En France, il n’y a plus de parcours universitaire ni de diplôme depuis 1941. Seuls les pharmaciens ont officiellement le droit de faire commerce de plantes pour leurs vertus thérapeutiques, alors que la plupart n’y connaissent rien. »

Pour ne pas risquer d’ennuis, Anaïs Kerhoas explique peu, sur son site, les propriétés de chaque plante ou de ses mélanges. Elle ne dit pas que la rose de Provins soigne le mal de gorge, que l’eucalyptus peut remplacer le paracétamol, que le sureau ou le thym guérissent le rhume. « En théorie, je pourrais être poursuivie pour exercice illégal de la pharmacie », explique-t-elle, accroupie sur une chaise de sa cuisine — sa position préférée pour planter ses herbes, cueillir ses fleurs, ou fumer sur le pas de sa porte. Elle sourit sous ses taches de rousseur: « Je m’installe instinctivement au plus près  de la terre.»

Après une formation agricole terminée fin 2011, Anaïs Kerhoas a enfin acquis le statut d’agricultrice en 2016, au terme d’un parcours administratif éprouvant. Depuis le succès du documentaire de Marion Gervais, elle « refuse des clients. Pour produire plus, il me faudrait m’agrandir, embaucher au moins l’été. Seulement, donner des ordres et surveiller, ce n’est pas mon truc… J’ai adoré travailler seule, tout concevoir et réaliser de bout en bout. Mais la solitude n’est pas un but en soi… »

Depuis quelque temps, Anaïs est amoureuse, nom que porte son mélange fétiche, celui qu’elle vend le plus, avec ses effluves de citronnelle, de guimauve et ses boutons de rose. Son prochain défi: faire venir à Sains son compagnon sénégalais. Et, pourquoi pas, transformer sa petite entreprise en affaire familiale


Juliette Bénabent – Télérama –  05/08/2020


2 réflexions sur “La tisane, ça vous gagne

  1. laurent domergue 23/08/2020 / 9h23

    J’ai vu à deux reprises son reportage à la TV , touchant et exemplaire …!!!

  2. jjbey 23/08/2020 / 18h24

    Vivre en dehors du circuit capitaliste est possible mais c’est tout de même très dur. Chapeau l’artiste en herbe.

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